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MONSTRES.

blanches, et la première de nos beautés fut un monstre aux yeux des nègres.

Si Polyphème et les cyclopes avaient existé, les gens qui portaient des yeux aux deux côtés de la racine du nez auraient été déclarés monstres dans l’île de Lipari et dans le voisinage de l’Etna.

J’ai vu une femme à la Foire, qui avait quatre mamelles et une queue de vache à la poitrine. Elle était monstre, sans difficulté, quand elle laissait voir sa gorge, et femme de mise quand elle la cachait.

Les centaures, les minotaures, auraient été des monstres, mais de beaux monstres. Surtout un corps de cheval bien proportionné, qui aurait servi de base à la partie supérieure d’un homme, aurait été un chef-d’œuvre sur la terre : ainsi que nous nous figurons comme des chefs-d’œuvre du ciel ces esprits que nous appelons anges, et que nous peignons, que nous sculptons dans nos églises, tantôt ornés de deux ailes, tantôt de quatre, et même de six.

Nous avons déjà demandé[1] avec le sage Locke quelle est la borne entre la figure humaine et l’animale, quel est le point de monstruosité auquel il faut se fixer pour ne pas baptiser un enfant, pour ne le pas compter de notre espèce, pour ne lui pas accorder une âme. Nous avons vu que cette borne est aussi difficile à poser qu’il est difficile de savoir ce que c’est qu’une âme, car il n’y a que les théologiens qui le sachent.

Pourquoi les satyres que vit saint Jérôme, nés de filles et de singes, auraient-ils été réputés monstres? Ne se seraient-ils pas crus au contraire mieux partagés que nous? N’auraient-ils pas eu plus de force et plus d’agilité ? ne se seraient-ils pas moqués de notre espèce, à qui la cruelle nature a refusé des vêtements et des queues ? Un mulet né de deux espèces différentes, un jumart fils d’un taureau et d’une jument, un tarin né, dit-on, d’un serin et d’une linotte, ne sont point des monstres.

Mais comment les mulets, les jumarts, les tarins, etc., qui sont engendrés, n’engendrent-ils point ? Et comment les séministes, les ovistes, les animalculistes, expliquent-ils la formation de ces métis ?

Je vous répondrai qu’ils ne l’expliquent point du tout. Les séministes n’ont jamais connu la façon dont la semence d’un âne ne communique à son mulet que ses oreilles et un peu de son

  1. Voyez tome XVII, pages 149-150.