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MOÏSE
SECTION III[1].

On ne peut douter qu’il n’y ait eu un Moïse législateur du peuple juif. On examinera ici son histoire suivant les seules règles de la critique : le divin n’est pas soumis à l’examen. Il faut donc se borner au probable ; les hommes ne peuvent juger qu’en hommes. Il est d’abord très-naturel et très-probable qu’une nation arabe ait habité sur les confins de l’Égypte, du côté de l’Arabie déserte, qu’elle ait été tributaire ou esclave des rois égyptiens, et qu’ensuite elle ait cherché à s’établir ailleurs ; mais ce que la raison seule ne saurait admettre, c’est que cette nation, composée de soixante et dix personnes tout au plus du temps de Joseph, se fût accrue en deux cent quinze ans, depuis Joseph jusqu’à Moïse, au nombre de six cent mille combattants, selon le livre de l’Exode ; car six cent mille hommes en état de porter les armes supposent une multitude d’environ deux millions, en comptant les vieillards, les femmes et les enfants. Il n’est certainement pas dans le cours de la nature qu’une colonie de soixante et dix personnes, tant mâles que femelles, ait pu produire en deux siècles deux millions d’habitants. Les calculs faits sur cette progression par des hommes très-peu versés dans les choses de ce monde sont démentis par l’expérience de toutes les nations et de tous les temps. On ne fait pas, comme on a dit[2], des enfants d’un trait de plume. Songe-t-on bien qu’à ce compte une peuplade de dix mille personnes en deux cents ans produirait beaucoup plus d’habitants que le globe de la terre n’en peut nourrir ?

Il n’est pas plus probable que ces six cent mille combattants, favorisés par le Maître de la nature, qui faisait pour eux tant de prodiges, se fussent bornés à errer dans des déserts où ils moururent, au lieu de chercher à s’emparer de la fertile Égypte.

Ces premières règles d’une critique humaine et raisonnable établies, il faut convenir qu’il est très-vraisemblable que Moïse ait conduit hors des confins de l’Égypte une petite peuplade. Il y avait chez les Égyptiens une ancienne tradition, rapportée par Plutarque dans son traité d’Isis et d’Osiris, que Typhon, père de

  1. Cette troisième section est tirée du manuscrit dont nous avons parlé dans l’Avertissement. Nous avons cru devoir conserver cet article, quoiqu’il se trouve en partie dans les précédents. (K.) — L’Avertissement des éditeurs de Kehl forme la note 5 de la page viii, tome XVII.
  2. Essai sur les Mœurs, Introduction, paragraphe xxiv ; et dans les Mélanges, année 1768, la Profession de foi des théistes (avant-dernier paragraphe).