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ŒDIPE.

Je rapporte en ces lieux ses flèches invincibles,
Du fils de Jupiter présents chers et terribles ;
Je rapporte sa cendre, et viens à ce héros.
Attendant des autels, élever des tombeaux.
Crois-moi ; s’il eût vécu, si d’un présent si rare
Le ciel pour les humains eût été moins avare,
J’aurais loin de Jocaste achevé mon destin :
Et, dût ma passion renaître dans mon sein,
Tu ne me verrais point, suivant l’amour pour guide,
Pour servir une femme abandonner Alcide.

Dimas.

J’ai plaint longtemps ce feu si puissant et si doux ;
Il naquit dans l’enfance, il croissait avec vous ;
Jocaste, par un père à son hymen forcée,
Au trône de Laïus à regret fut placée.
Hélas ! Par cet hymen qui coûta tant de pleurs,
Les destins en secret préparaient nos malheurs.
Que j’admirais en vous cette vertu suprême,
Ce cœur digne du trône et vainqueur de soi-même !
En vain l’amour parlait à ce cœur agité,
C’est le premier tyran que vous avez dompté.

Philoctète.

Il fallut fuir pour vaincre ; oui, je te le confesse,
Je luttai quelque temps ; je sentis ma faiblesse :
Il fallut m’arracher de ce funeste lieu,
Et je dis à Jocaste un éternel adieu.
Cependant l’univers, tremblant au nom d’Alcide,
Attendait son destin de sa valeur rapide ;
À ses divins travaux j’osai m’associer ;
Je marchai près de lui, ceint du même laurier.
C’est alors, en effet, que mon âme éclairée
Contre les passions se sentit assurée.
L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux[1] :
Je lisais mon devoir et mon sort dans ses yeux ;
Des vertus avec lui je fis l’apprentissage ;
Sans endurcir mon cœur, j’affermis mon courage :
L’inflexible vertu m’enchaîna sous sa loi.

  1. On sait qu’en 1807, pendant les fêtes de l’entrevue de Tilsitt, l’empereur de Russie Alexandre, en entendant ce vers à une représentation d’Œdipe, serra la main de son nouvel ami Napoléon, s’inclina, et dit : « Je ne l’ai jamais mieux senti. » Napoléon accepta la flatterie avec le même sérieux qu’Alexandre la lui adressait. (G. A.) »