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PRÉFACE D’ŒDIPE.

toute la terre, c’est l’harmonie charmante qui naît de cette mesure difficile. Quiconque se borne à vaincre une difficulté pour le mérite seul de la vaincre est un fou ; mais celui qui tire du fond de ces obstacles mêmes des beautés qui plaisent à tout le monde est un homme très-sage et presque unique. Il est très-difficile de faire de beaux tableaux, de belles statues, de bonne musique, de bons vers : aussi les noms des hommes supérieurs qui ont vaincu ces obstacles dureront-ils beaucoup plus peut-être que les royaumes où ils sont nés.

Je pourrais prendre encore la liberté de disputer avec M. de Lamotte sur quelques autres points ; mais ce serait peut-être marquer un dessein de l’attaquer personnellement, et faire soupçonner une malignité dont je suis aussi éloigné que de ses sentiments. J’aime beaucoup mieux profiter des réflexions judicieuses et fines qu’il a répandues dans son livre que de m’engager à en réfuter quelques-unes, qui me paraissent moins vraies que les autres. C’est assez pour moi d’avoir tâché de défendre un art que j’aime, et qu’il eût dû défendre lui-même.

Je dirai seulement un mot, si M. de La Faye veut bien me le permettre, à l’occasion de l’ode en faveur de l’harmonie, dans laquelle il combat en beaux vers le système de M. de Lamotte, et à laquelle ce dernier n’a répondu qu’en prose. Voici une stance dans laquelle M. de La Faye a rassemblé en vers harmonieux et pleins d’imagination presque toutes les raisons que j’ai alléguées :

De la contrainte rigoureuse
Où l’esprit semble resserré
Il reçoit cette force heureuse
Qui l’élève au plus haut degré.
Telle, dans des canaux pressée,
Avec plus de force élancée,
L’onde s’élève dans les airs ;
Et la règle, qui semble austère,
N’est qu’un art plus certain de plaire,
Inséparable des beaux vers.

Je n’ai jamais vu de comparaison plus juste, plus gracieuse, ni mieux exprimée. M. de Lamotte, qui n’eût dû y répondre qu’en l’imitant seulement, examine si ce sont les canaux qui font que l’eau s’élève, ou si c’est la hauteur dont elle tombe qui fait la mesure de son élévation. « Or où trouvera-t-on, continue-t-il, dans les vers plutôt que dans la prose, cette première hauteur de pensées ? etc. »