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LETTRES SUR ŒDIPE.

apercevoir ; car, qu’on se rencontre quelquefois dans les mêmes pensées et dans les mêmes tours, il est certain que j’ai été plagiaire sans le savoir, et que, hors ces deux beaux vers de Corneille que j’ai pris hardiment, et dont je parle dans mes lettres, je n’ai eu dessein de voler personne.

Il y a dans les Horaces (I, iii) :

Est-ce vous, Curiace, en croirai-je mes yeux ?

Et dans ma pièce il y avait (I, i) :

Est-ce vous, Philoctète, en croirai-je mes yeux ?

J’espère qu’on me fera l’honneur de croire que j’aurais bien trouvé tout seul un pareil vers. Je l’ai changé cependant, aussi bien que plusieurs autres, et je voudrais que tous les défauts de mon ouvrage fussent aussi aisés à corriger que celui-là.

On m’apporte en ce moment une nouvelle critique de mon Œdipe[1] ; celle-ci me paraît moins instructive que l’autre, mais beaucoup plus maligne. La première est d’un religieux, à ce qu’on vient de me dire ; la seconde est d’un homme de lettres ; et, ce qui est assez singulier, c’est que le religieux possède mieux le théâtre, et l’autre le sarcasme. Le premier a voulu m’éclairer, et y a réussi ; le second a voulu m’outrager, mais il n’en est point venu à bout. Je lui pardonne sans peine ses injures en faveur de quelques traits ingénieux et plaisants dont son ouvrage m’a paru semé. Ses railleries m’ont plus diverti qu’elles ne m’ont offensé ; et même, de tous ceux qui ont vu cette satire en manuscrit, je suis celui qui en ai jugé le plus avantageusement. Peut-être ne l’ai-je trouvée bonne que par la crainte où j’étais de succomber à la tentation de la trouver mauvaise : le public jugera de son prix.

Ce censeur assure, dans son ouvrage, que ma tragédie languira tristement dans la boutique de Ribou, lorsque sa lettre aura dessillé les yeux du public. Heureusement il empêche lui-même le mal qu’il veut me faire : si sa satire est bonne, tous ceux qui la liront auront quelque curiosité de voir la tragédie qui en est l’objet ; et, au lieu que les pièces de théâtre font vendre d’ordinaire leurs critiques, cette critique fera vendre mon ouvrage. Je lui

  1. C’est la Lettre à M. de Voltaire, etc. (par Louis Racine), dont il est question sous le n° III, dans ma note, page 9. (B.)