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LETTRES SUR ŒDIPE.

qu’on est choqué de rencontrer dans nos poëtes les plus exacts. Les auteurs sentent encore mieux que les lecteurs la dureté de cette contrainte, et ils n’osent s’en affranchir. Pour moi, dont l’exemple ne tire point à conséquence, j’ai taché de regagner un peu de liberté ; et si la poésie occupe encore mon loisir, je préférerai toujours les choses aux mots, et la pensée à la rime.



LETTRE VI
QUI CONTIENT UNE DISSERTATION SUR LES CHŒURS.

Monsieur, il ne me reste plus[1] qu’à parler du chœur que j’introduis dans ma pièce. J’en ai fait un personnage qui paraît à son rang comme les autres acteurs, et qui se montre quelquefois sans parler, seulement pour jeter plus d’intérêt dans la scène, et pour ajouter plus de pompe au spectacle.

Comme on croit d’ordinaire que la route qu’on a tenue était la seule qu’on devait prendre, je m’imagine que la manière dont j’ai hasardé les chœurs est la seule qui pouvait réussir parmi nous.

Chez les anciens, le chœur remplissait l’intervalle des actes, et paraissait toujours sur la scène. Il y avait à cela plus d’un inconvénient ; car, ou il parlait dans les entr’actes de ce qui s’était passé dans les actes précédents, et c’était une répétition fatigante ; ou il prévenait de ce qui devait arriver dans les actes suivants, et c’était une annonce qui pouvait dérober le plaisir de la surprise ; ou enfin il était étranger au sujet, et par conséquent il devait ennuyer.

La présence continuelle du chœur dans la tragédie me paraît encore plus impraticable. L’intrigue d’une pièce intéressante exige d’ordinaire que les principaux acteurs aient des secrets à seconder. Eh ! le moyen de dire son secret à tout un peuple ? C’est une chose plaisante de voir Phèdre, dans Euripide, avouer à une troupe de femmes un amour incestueux, qu’elle doit craindre de s’avouer à elle-même. On demandera peut-être comment les anciens pouvaient conserver si scrupuleusement un usage si sujet au ridicule : c’est qu’ils étaient persuadés que le chœur était la base et le fondement de la tragédie. Voilà bien les hommes, qui prennent presque toujours l’origine d’une chose pour l’essence de la chose même. Les anciens savaient que ce spectacle avait commencé par

  1. La première édition ne contenait que six lettres. (B.)