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ZAÏRE.


Seigneur, remerciez le ciel, dont la clémence
A pour votre bonheur placé votre naissance
Longtemps après ces jours à jamais détestés,
Après ces jours de sang et de calamités,
Où je vis sous le joug de nos barbares maîtres
Tomber ces murs sacrés conquis par nos ancêtres.
Ciel ! si vous aviez vu ce temple abandonné,
Du Dieu que nous servons le tombeau profané,
Nos pères, nos enfants, nos filles et nos femmes,
Au pied de nos autels expirant dans les flammes,
Et notre dernier roi, courbé du faix des ans,
Massacré sans pitié sur ses fils expirants !
Lusignan, le dernier de cette auguste race,
Dans ces moments affreux ranimant notre audace,
Au milieu des débris des temples renversés,
Des vainqueurs, des vaincus, et des morts entassés,
Terrible, et d’une main reprenant cette épée,
Dans le sang infidèle à tout moment trempée,
Et de l’autre à nos yeux montrant avec fierté
De notre sainte foi le signe redouté,
Criant à haute voix : « Français, soyez fidèles… »
Sans doute en ce moment, le couvrant de ses ailes,
La vertu du Très-Haut, qui nous sauve aujourd’hui,
Aplanissait sa route, et marchait devant lui ;
Et des tristes chrétiens la foule délivrée
Vint porter avec nous ses pas dans Césarée.
Là, par nos chevaliers, d’une commune voix,
Lusignan fut choisi pour nous donner des lois.
Ô mon cher Nérestan ! Dieu, qui nous humilie,
N’a pas voulu sans doute, en cette courte vie,
Nous accorder le prix qu’il doit à la vertu ;
Vainement pour son nom nous avons combattu.
Ressouvenir affreux, dont l’horreur me dévore !
Jérusalem en cendre, hélas ! fumait encore,
Lorsque dans notre asile attaqués et trahis,
Et livrés par un Grec à nos fiers ennemis,
La flamme, dont brûla Sion désespérée,
S’étendit en fureur aux murs de Césarée :
Ce fut là le dernier de trente ans de revers ;
Là, je vis Lusignan chargé d’indignes fers :
Insensible à sa chute, et grand dans ses misères,
Il n’était attendri que des maux de ses frères.