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SECONDE ÉPÎTRE DÉDICATOIRE.


Les spectateurs, en ce cas, sont comme les amants qu’une jouissance trop prompte dégoûte : ce n’est qu’à travers cent nuages qu’on doit entrevoir ces idées qui feraient rougir, présentées, de trop près. C’est ce voile qui fait le charme des honnêtes gens ; il n’y a point pour eux de plaisir sans bienséance.

Les Français ont connu cette règle plus tôt que les autres peuples, non pas parce qu’ils sont sans génie et sans hardiesse, comme le dit ridiculement l’inégal et impétueux Dryden, mais parce que, depuis la régence d’Anne d’Autriche, ils ont été le peuple le plus sociable et le plus poli de la terre ; et cette politesse n’est point une chose arbitraire, comme ce qu’on appelle civilité ; c’est une loi de la nature qu’ils ont heureusement cultivée plus que les autres peuples.

Le traducteur de Zaïre a respecté presque partout ces bienséances théâtrales, qui vous doivent être communes comme à nous ; mais il y a quelques endroits où il s’est livré encore à d’anciens usages.

Par exemple, lorsque, dans la pièce anglaise, Orosmane vient annoncer à Zaïre qu’il croit ne la plus aimer, Zaïre lui répond en se roulant par terre. Le sultan n’est point ému de la voir dans cette posture ridicule et de désespoir, et le moment d’après il est tout étonné que Zaïre pleure. Il lui dit cet hémistiche (acte IV, scène II) :

Zaïre, vous pleurez !

Il aurait dû lui dire auparavant :

Zaïre, vous vous roulez par terre !

Aussi ces trois mots, Zaïre, vous pleurez, qui font un grand effet sur notre théâtre, n’en ont fait aucun sur le vôtre, parce qu’ils étaient déplacés. Ces expressions familières et naïves tirent toute leur force de la seule manière dont elles sont amenées. Seigneur, vous changez de visage, n’est rien par soi-même ; mais le moment où ces paroles si simples sont prononcées dans Mithridate (acte III, scène VI) fait frémir.

Ne dire que ce qu’il faut, et de la manière dont il le faut, est, ce me semble, un mérite dont les Français, si vous m’en exceptez, ont plus approché que les écrivains des autres pays. C’est, je crois, sur cet art que notre nation doit en être crue. Vous nous apprenez des choses plus grandes et plus utiles : il serait honteux à nous de