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LETTRES SUR ŒDIPE.

Jocaste sait que Laïus n’avait avec lui que deux compagnons de voyage : ne devrait-elle donc pas soupçonner que Laïus est peut-être mort de la main d’Œdipe ? Cependant elle ne fait nulle attention à cet aveu ; et de peur que la pièce ne finisse au premier acte, elle ferme les yeux sur les lumières qu’Œdipe lui donne : et, jusqu’à la fin du quatrième acte, il n’est pas dit un mot de la mort de Laïus, qui pourtant est le sujet de la pièce. Les amours de Thésée et de Dircé occupent toute la scène.

C’est au quatrième acte[1] qu’Œdipe, en voyant Phorbas, s’écrie :

C’est un de mes brigands à la mort échappé,
Madame, et vous pouvez lui choisir des supplices :
S’il n’a tué Laïus, il fut un des complices.

Pourquoi prendre Phorbas pour un brigand ? et pourquoi affirmer avec tant de certitude qu’il est complice de la mort de Laïus ? Il me paraît que l’Œdipe de Corneille accuse Phorbas avec autant de légèreté que l’Œdipe de Sophocle accuse Créon.

Je ne parle point de l’acte gigantesque d’Œdipe qui tue trois hommes tout seul dans Corneille, et qui en tue sept dans Sophocle. Mais il est bien étrange qu’Œdipe se souvienne, après seize ans, de tous les traits de ces trois hommes ; « que l’un avait le poil noir, la mine assez farouche, le front cicatrisé et le regard un peu louche ; que l’autre avait le teint frais et l’œil perçant ; qu’il était chauve sur le devant et mêlé sur le derrière » ; et pour rendre la chose encore moins vraisemblable, il ajoute (acte IV, scène iv) :

On en peut voir en moi la taille et quelques traits.

Ce n’était point à Œdipe à parler de cette ressemblance ; c’était à Jocaste, qui, ayant vécu avec l’un et avec l’autre, pouvait en être bien mieux informée qu’Œdipe, qui n’a jamais vu Laïus qu’un moment en sa vie. Voilà comme Sophocle a traité cet endroit : mais il fallait que Corneille, ou n’eût point lu du tout Sophocle, ou le méprisât beaucoup, puisqu’il n’a rien emprunté de lui, ni beautés, ni défauts.

Cependant, comment se peut-il faire qu’Œdipe ait seul tué Laïus, et que Phorbas, qui a été blessé à côté de ce roi, dise pourtant qu’il a été tué par des voleurs ? Il était difficile de concilier cette contradiction ; et Jocaste, pour toute réponse, dit que

C’est un conte
Dont Phorbas, au retour, voulut cacher sa honte.

  1. Scène iv.