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LETTRES SUR ŒDIPE.

regarder comme un véritable prophète. Eh ! de quel étonnement et de quelle horreur ne doit-il point être frappé en apprenant de la bouche de Tirésie tout ce qu’Apollon lui a prédit autrefois ? Quel retour ne doit-il point faire sur lui-même en apprenant ce rapport fatal qui se trouve entre les reproches qu’on lui a faits à Corinthe qu’il n’était qu’un fils supposé, et les oracles de Thèbes qui lui disent qu’il est Thébain ? entre Apollon qui lui a prédit qu’il épouserait sa mère et qu’il tuerait son père, et Tirésie qui lui apprend que ses destins affreux sont remplis ? Cependant, comme s’il avait perdu la mémoire de ces événements épouvantables, il ne lui vient d’autre idée que de soupçonner Créon, son ancien et fidèle ami (comme il l’appelle), d’avoir tué Laïus ; et cela, sans aucune raison, sans aucun fondement, sans que le moindre jour puisse autoriser ses soupçons, et (puisqu’il faut appeler les choses par leur nom) avec une extravagance dont il n’y a guère d’exemple parmi les modernes, ni même parmi les anciens.

« Quoi ! tu oses paraître devant moi ! dit-il à Créon ; tu as l’audace d’entrer dans ce palais, toi qui es assurément le meurtrier de Laïus, et qui as manifestement conspiré contre moi pour me ravir ma couronne !

« Voyons, dis-moi, au nom des dieux, as-tu remarqué en moi de la lâcheté ou de la folie pour que tu aies entrepris un si hardi dessein ? N’est-ce pas la plus folle de toutes les entreprises que d’aspirer à la royauté sans troupes et sans amis, comme si, sans ce secours, il était aisé de monter au trône ? »

Créon lui répond :

« Vous changerez de sentiment si vous me donnez le temps de parler. Pensez-vous qu’il y ait un homme au monde qui préférât d’être roi, avec toutes les frayeurs et toutes les craintes qui accompagnent la royauté, à vivre dans le sein du repos avec toute la sûreté d’un particulier qui, sous un autre nom, posséderait la même puissance ? »

Un prince qui serait accusé d’avoir conspiré contre son roi, et qui n’aurait d’autre preuve de son innocence que le verbiage de Créon, aurait besoin de la clémence de son maître. Après tous ces grands discours, étrangers au sujet, Créon demande à Œdipe :

« Voulez-vous me chasser du royaume[1] ?

ŒDIPE.

Ce n’est pas ton exil que je veux ; je te condamne à la mort.

  1. On avertit qu’on a suivi partout la traduction de M. Dacier. (Note de l’auteur.)