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LETTRES SUR ŒDIPE.

de connaître le meurtrier de Laïus et de rendre la vie aux Thébains, va l’interroger avec empressement sur la mort du feu roi. Rien de tout cela. Sophocle oublie que la vengeance de la mort de Laïus est le sujet de sa pièce : on ne dit pas un mot à Phorbas de cette aventure ; et la tragédie finit sans que Phorbas ait seulement ouvert la bouche sur la mort du roi son maître. Mais continuons à examiner de suite l’ouvrage de Sophocle.

Lorsque Créon a appris à Œdipe que Laïus a été assassiné par des voleurs qui n’étaient pas en petit, mais en grand nombre, Œdipe répond au sens de plusieurs interprètes : « Comment des voleurs auraient-ils pu entreprendre cet attentat, puisque Laïus n’avait point d’argent sur lui ? » La plupart des autres scoliastes entendent autrement ce passage, et font dire à Œdipe : « Comment des voleurs auraient-ils pu entreprendre cet attentat, si on ne leur avait donné de l’argent ? » Mais ce sens-là n’est guère plus raisonnable que l’autre : on sait que des voleurs n’ont pas besoin qu’on leur promette de l’argent pour les engager à faire un mauvais coup.

Et puisqu’il dépend souvent des scoliastes de faire dire tout ce qu’ils veulent à leurs auteurs, que leur coûterait-il de leur donner un peu de bon sens ?

Œdipe, au commencement du second acte, au lieu de mander Phorbas, fait venir devant lui Tirésie. Le roi et le devin commencent par se mettre en colère l’un contre l’autre. Tirésie finit par lui dire :

« C’est vous qui êtes le meurtrier de Laïus. Vous vous croyez fils de Polybe, roi de Carinthe, vous ne l’êtes point ; vous êtes Thébain. La malédiction de votre père et de votre mère vous a autrefois éloigné de cette terre ; vous y êtes revenu, vous avez tué votre père, vous avez épousé votre mère, vous êtes l’auteur d’un inceste et d’un parricide : et si vous trouvez que je mente, dites que je ne suis pas prophète. »

Tout cela ne ressemble guère à l’ambiguïté ordinaire des oracles : il était difficile de s’expliquer moins obscurément ; et si vous joignez aux paroles de Tirésie le reproche qu’un ivrogne a fait autrefois à Œdipe qu’il n’était pas fils de Polybe, et l’oracle d’Apollon qui lui prédit qu’il tuerait son père et qu’il épouserait sa mère, vous trouverez que la pièce est entièrement finie au commencement de ce second acte.

Nouvelle preuve que Sophocle n’avait pas perfectionné son art, puisqu’il ne savait pas préparer les événements, ni cacher sous le voile le plus mince la catastrophe de ses pièces.

Allons plus loin. Œdipe traite Tirésie de fou et de vieux enchanteur : cependant, à moins que l’esprit ne lui ait tourné, il doit le