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LETTRES SUR ŒDIPE.

[1]Je m’attends bien que plusieurs personnes, accoutumées à juger de tout sur le rapport d’autrui, seront étonnées de me trouver si innocent, après m’avoir cru, sans me connaître, coupable des plus plats vers du temps présent. Je souhaite que mon exemple puisse leur apprendre à ne plus précipiter leurs jugements sur les apparences les plus frivoles, et à ne plus condamner ce qu’ils ne connaissent pas. On rougirait bientôt de ses décisions, si l’on voulait réfléchir sur les raisons par lesquelles on se détermine.

[2]Il s’est trouvé des gens qui ont cru sérieusement que l’auteur de la tragédie d’Atrée était un méchant homme, parce qu’il avait rempli la coupe d’Atrée du sang du fils de Thyeste ; et aujourd’hui il y a des consciences timorées qui prétendent que je n’ai point de religion, parce que Jocaste se défie des oracles d’Apollon. C’est ainsi qu’on décide presque toujours dans le monde[3] ; et ceux qui sont accoutumés à juger de la sorte ne se corrigeront pas par la lecture de cette lettre ; peut-être même ne la liront-ils point.

Je ne prétends donc point ici faire taire la calomnie, elle est trop inséparable des succès ; mais du moins il m’est permis de souhaiter que ceux qui ne sont en place que pour rendre justice ne fassent point des malheureux sur le rapport vague et incertain du premier calomniateur. Faudra-t-il donc qu’on regarde désormais comme un malheur d’être connu par les talents de l’esprit, et qu’un homme soit persécuté dans sa patrie, uniquement parce qu’il court une carrière dans laquelle il peut faire honneur à sa patrie même ?

Ne croyez pas, monsieur, que je compte parmi les preuves de mon innocence le présent dont M. le Régent a daigné m’honorer ; cette bonté pourrait n’être qu’une marque de sa clémence ; il est au nombre des princes qui, par des bienfaits, savent lier à leur devoir ceux mêmes qui s’en sont écartés. Une preuve plus sûre de mon innocence, c’est qu’il a daigné dire que je n’étais point

  1. Cet alinéa existait dès 1719, ainsi que presque tout le reste de cette lettre. (B.)
  2. La plus grande partie de cet alinéa est aussi de 1719. (B.)
  3. Dans la première édition de 1719, on lisait : « … d’Apollon. Voilà comme on décide presque toujours dans le monde ; et rien n’est si dangereux que de se faire connaître par les talents de l’esprit qui, en donnant à un homme un peu de célébrité, ne font que prêter des armes à la calomnie. Ne croyez pas, etc. » L’alinéa qui commence par les mots : « Je ne prétends point, etc. », fut ajouté dans la seconde édition de 1719. (B.)