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vii
INTRODUCTION.


les assujetir à l’étiquette de notre scène, d’emprunter ce qu’il croyait acceptable en France de cette barbarie éloquente, et de l’envelopper dans les formes rigoureuses de notre art. « J’ai toujours pensé, dit-il à la fin de sa traduction de Julius César, qu’un heureux et adroit mélange de l’action qui règne sur le théâtre de Londres et de Madrid, avec la sagesse, l’élégance, la noblesse, la décence du nôtre, pourrait produire quelque chose de parfait. » En un mot, Voltaire ne prétendit nullement faire une révolution dans notre théâtre ; mais le ranimer, lui infuser en quelque sorte un sang nouveau et une nouvelle vie.

Il paraît avoir été surtout frappé du Caton d’Addison : « M. Addison, dit-il, est le premier Anglais qui ait fait une tragédie raisonnable. Je le plaindrais s’il n’y avait mis que de la raison. Sa tragédie de Caton est écrite d’un bout à l’autre avec cette élégance mâle et énergique dont Corneille le premier donna chez nous de si beaux exemples dans son style inégal. Il me semble que cette pièce est faite pour un auditoire un peu philosophe et très-républicain…. Il est triste que quelque chose de si beau ne soit pas une belle tragédie : des scènes décousues qui laissent souvent le théâtre vide, des apartés trop longs et sans art, des amours froids et insipides, une conspiration inutile à la pièce, un certain Sempronius déguisé et tué sur le théâtre ; tout cela fait de la fameuse tragédie de Caton une pièce que nos comédiens n’oseraient jamais jouer, quand même nous penserions à la romaine ou à l’anglaise. La barbarie et l’irrégularité du théâtre de Londres ont percé jusque dans la sagesse d’Addison. Il me semble que je vois le czar Pierre qui, en réformant les Russes, tenait encore quelque chose des mœurs et de l’éducation de son pays. »

Il est facile d’apercevoir ici le principe, l’origine première de Brutus et de la Mort de César. Voltaire voulut transporter chez nous ces fiers et patriotiques sentiments, mais sans rien garder de la barbarie artistique de l’Angleterre. Les lignes de la Lettre XVIII sur les Anglais que nous venons de transcrire ont été écrites très-probablement après le médiocre succès de Brutus, avant la Mort de César. « La coutume d’introduire de l’amour à tort et à travers dans les ouvrages dramatiques, ajoute-t-il, passa de Paris à Londres vers l’an 1660 avec nos rubans et nos perruques. Les femmes, qui y parent les spectacles comme ici, ne veulent plus souffrir qu’on leur parle d’autre chose que d’amour. Le sage Addison eut la molle complaisance de plier la sévérité de son caractère aux mœurs de son temps, et gâta un chef-d’œuvre pour avoir voulu plaire. »

Voltaire, dans Brutus, avait fait un peu comme le sage Addison ; mais il n’imita plus cette molle complaisance lorsqu’il traita la Mort de César.

Voltaire songeait évidemment aux spectres du théâtre anglais en essayant le terrible sujet d’Ériphyle, le même que celui d’Oreste et celui d’Hamlet ; mais, comme dit M. Villemain, « le poëte français, s’il prenait à l’Hamlet de Shakespeare quelques impressions de terreur mélancolique, croyait avoir besoin de les relever, de les ennoblir, par le merveilleux mythologique et la pompe des traditions grecques. À ce prix il osait se passer d’amour, et demandait grâce pour cette innovation dans un ingénieux prologue ».