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vi
INTRODUCTION.


malheureux ! il me tue ! il m’assassine ! » On fit de vains efforts pour le calmer ; c’était dans ce moment un vrai tigre ; il sortit plein de rage et courut s’enfermer dans son appartement. Lekain était consterné. Il ne lui restait qu’à partir. Le lendemain il demanda à voir Voltaire : « Qu’il vienne s’il veut ! » répondit le poëte toujours irrité. L’acteur se présente, exprime le désir de recevoir des conseils. L’auteur s’adoucit, récite le rôle, et Lekain, profitant de cette leçon, change du tout au tout la manière dont il jouait le personnage. Ses camarades, remarquant ce changement, à son retour à Paris, disaient malignement : « On voit bien qu’il revient de Ferney. »

Le roi de Prusse, désirant voir jouer la Mort de César, détermina l’auteur à y prendre un rôle. Celui-ci choisit le rôle de Brutus. Mais, comme les bons acteurs étaient rares en Prusse, il se trouva fort mal secondé. Dans une situation pathétique, l’acteur qui jouait le rôle de César, à l’aspect de son célèbre interlocuteur et du grand roi dont il fixait l’attention, fut interdit et ne put articuler une seule syllabe. Brutus-Voltaire, voyant par ce contre-temps la scène refroidie, entra tout à coup en fureur, et s’écria : « Parleras-tu, maudit César ? parle donc, ou je t’assomme ! »

À quatre-vingts ans, lorsqu’il faisait répéter sa dernière tragédie, Irène, il s’abandonnait encore aux mêmes vivacités ; un jour, il récitait des morceaux d’Irène à Mlle Clairon. Celle-ci, après avoir écouté ces vers : « Où trouver, dit-elle, une actrice assez forte pour les rendre ? Un pareil effort est capable de la tuer. — C’est ce que je prétends, s’écria le poëte ; je veux rendre ce service au public ! »

On pourrait multiplier ces anecdotes. Celles que nous venons de rappeler suffisent à montrer la passion que Voltaire apportait à ses compositions théâtrales, et l’ardent intérêt qu’il prit jusqu’à la fin de ses jours à leur fortune.


Voltaire, à la suite de l’outrage que lui fit le chevalier de Rohan, obligé de se réfugier en Angleterre et d’y demeurer près de trois années (mai 1726 — mars 1729), revint en France avec un nouveau fonds d’idées dramatiques que le théâtre anglais lui avait fournies. Il y avait appris à connaître Shakespeare, et, sans lui rendre une complète justice, il avait été frappé de la puissance de son génie. Dans la dix-huitième des Lettres sur les Anglais publiées en 1732, il le présente aux Français qui n’avaient guère entendu encore parler de lui : « Shakespeare, dit-il, que les Anglais prennent pour un Sophocle, créa leur théâtre ; il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût et sans la moindre connaissance des règles… Il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles répandus dans ses farces monstrueuses, qu’on appelle tragédies, que ses pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. » Il ajoute sur les tragiques anglais en général : « Leurs pièces, presque toutes barbares, dépourvues de bienséance, d’ordre, de vraisemblance, ont des lueurs étonnantes au milieu de cette nuit. »

Il songea à introduire dans notre littérature quelques-unes de ces idées dramatiques qu’il rapportait de Londres. Il s’agissait, bien entendu, non pas d’imiter Shakespeare, Dryden, ni même Addison, mais de les civiliser, de