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FABLE.

point. J’ai vu sur le théâtre d’une nation savante et spirituelle des aventures tirées de la Légende dorée : dira-t-on pour cela que cette nation permet qu’on insulte aux objets de la religion ? Il n’est pas à craindre qu’on devienne païen pour avoir entendu à Paris l’opéra de Proserpine[1], ou pour avoir vu à Rome les noces de Psyché peintes dans un palais du pape par Raphaël. La fable forme le goût, et ne rend personne idolâtre.

Les belles fables de l’antiquité ont encore ce grand avantage sur l’histoire, qu’elles présentent une morale sensible : ce sont des leçons de vertu, et presque toute l’histoire est le succès des crimes. Jupiter, dans la fable, descend sur la terre pour punir Tantale et Lycaon ; mais, dans l’histoire, nos Tantales et nos Lycaons sont les dieux de la terre. Baucis et Philémon obtiennent que leur cabane soit changée en un temple ; nos Baucis et nos Philémons voient vendre par le collecteur des tailles leurs marmites, que les dieux changent en vases d’or dans Ovide.

Je sais combien l’histoire peut nous instruire, je sais combien elle est nécessaire ; mais en vérité il faut lui aider beaucoup pour en tirer des règles de conduite. Que ceux qui ne connaissent la politique que dans les livres se souviennent toujours de ces vers de Corneille :

Ces exemples récents suffiraient pour m’instruire.
Si par l’exemple seul on se devait conduire ;...
Quelquefois l’un se brise où l’autre s’est sauvé,
Et par où l’un périt, un autre est conservé.

(Cinna, acte II, scène i.)

Henri VIII, tyran de ses parlements, de ses ministres, de ses femmes, des consciences et des bourses, vit et meurt paisible : le bon, le brave Charles Ier périt sur un échafaud. Notre admirable héroïne Marguerite d’Anjou donne en vain douze batailles en personne contre les Anglais, sujets de son mari : Guillaume III chasse Jacques II d’Angleterre sans donner bataille. Nous avons vu de nos jours la famille impériale de Perse égorgée, et des étrangers sur son trône. Pour qui ne regarde qu’aux événements, l’histoire semble accuser la Providence, et les belles fables morales la justifient. Il est clair qu’on trouve dans elles l’utile et l’agréable : ceux qui dans ce monde ne sont ni l’un ni l’autre crient contre elles. Laissons-les dire, et lisons Homère et Ovide,

  1. Par Quinault.