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LOIS.

mon père et ma mère ; je n’ai nul droit sur la vie de mon prochain, et mon prochain n’en a point sur la mienne, etc. Mais quand je songeai que, depuis Chodorlahomor jusqu’à Mentzel[1], colonel des housards, chacun tue loyalement et pille son prochain avec une patente dans sa poche, je fus très-affligé.

On me dit que parmi les voleurs il y avait des lois, et qu’il y en avait aussi à la guerre. Je demandai ce que c’était que ces lois de la guerre. « C’est, me dit-on, de pendre un brave officier qui aura tenu dans un mauvais poste sans canon contre une armée royale ; c’est de faire pendre un prisonnier, si on a pendu un des vôtres ; c’est de mettre à feu et à sang les villages qui n’auront pas apporté toute leur subsistance au jour marqué, selon les ordres du gracieux souverain du voisinage. — Bon, dis-je, voilà l’Esprit des lois. »

Après avoir été bien instruit, je découvris qu’il y a de sages lois par lesquelles un berger est condamné à neuf ans de galères pour avoir donné un peu de sel étranger à ses moutons. Mon voisin a été ruiné par un procès pour deux chênes qui lui appartenaient, qu’il avait fait couper dans son bois, parce qu’il n’avait pu observer une formalité qu’il n’avait pu connaître : sa femme est morte dans la misère, et son fils traîne une vie plus malheureuse. J’avoue que ces lois sont justes, quoique leur exécution soit un peu dure ; mais je sais mauvais gré aux lois qui autorisent cent mille hommes à aller loyalement égorger cent mille voisins. Il m’a paru que la plupart des hommes ont reçu de la nature assez de sens commun pour faire des lois, mais que tout le monde n’a pas assez de justice pour faire de bonnes lois.

Assemblez d’un bout de la terre à l’autre les simples et tranquilles agriculteurs ; ils conviendront tous aisément qu’il doit être permis de vendre à ses voisins l’excédant de son blé, et que la loi contraire est inhumaine et absurde ; que les monnaies représentatives des denrées ne doivent pas être plus altérées que les fruits de la terre ; qu’un père de famille doit être le maître chez soi ; que la religion doit rassembler les hommes pour les unir, et non pour en faire des fanatiques et des persécuteurs ; que ceux qui travaillent ne doivent pas se priver du fruit de leurs travaux pour

  1. Chodorlahomor était roi des Élamites, et contemporain d’Abraham. (Voyez la Genèse, chapitre xiv.)

    Mentzel était un fameux chef de partisans autrichiens dans la guerre de 1741. À la tête de cinq mille hommes, il fit capituler Munich, le 13 février 1742. Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chapitres x et xi ; et aussi, dans la Correspondance, la lettre à Amelot, du 16 auguste 1743.