Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
52
EXTRÊME.


EXTRÊME[1].


Nous essayerons ici de tirer de ce mot extrême une notion qui pourra être utile.

On dispute tous les jours si, à la guerre, la fortune ou la conduite fait les succès ;

Si, dans les maladies, la nature agit plus que la médecine pour guérir ou pour tuer ;

Si, dans la jurisprudence, il n’est pas très-avantageux de s’accommoder quand on a raison, et de plaider quand on a tort ;

Si les belles-lettres contribuent à la gloire d’une nation ou à sa décadence ;

S’il faut ou s’il ne faut pas rendre le peuple superstitieux ;

S’il y a quelque chose de vrai en métaphysique, en histoire, en morale ;

Si le goût est arbitraire, et s’il est en effet un bon et un mauvais goût, etc., etc.

Pour décider tout d’un coup toutes ces questions, prenez un exemple de ce qu’il y a de plus extrême dans chacune ; comparez les deux extrémités opposées, et vous trouverez d’abord le vrai.

Vous voulez savoir si la conduite peut décider infailliblement du succès à la guerre ; voyez le cas le plus extrême, les situations les plus opposées, où la conduite seule triomphera infailliblement. L’armée ennemie est obligée de passer dans une gorge profonde de montagnes : votre général le sait ; il fait une marche forcée, il s’empare des hauteurs, il tient les ennemis enfermés dans un défilé ; il faut qu’ils périssent ou qu’ils se rendent. Dans ce cas extrême, la fortune ne peut avoir nulle part à la victoire. Il est donc démontré que l’habileté peut décider du succès d’une campagne ; de cela seul il est prouvé que la guerre est un art.

Ensuite, imaginez une position avantageuse, mais moins décisive ; le succès n’est pas si certain, mais il est toujours très-probable. Vous arrivez ainsi, de proche en proche, jusqu’à une parfaite égalité entre les deux armées. Qui décidera alors ? la fortune, c’est-à-dire un événement imprévu, un officier général tué lorsqu’il va exécuter un ordre important, un corps qui s’ébranle sur un faux bruit, une terreur panique, et mille autres

  1. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)