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LOI NATURELLE.

où il soit honnête de me ravir le fruit de mon travail, de violer sa promesse, de mentir pour nuire, de calomnier, d’assassiner, d’empoisonner, d’être ingrat envers son bienfaiteur, de battre son père et sa mère quand ils vous présentent à manger.

B.

Avez-vous oublié que Jean-Jacques, un des Pères de l’Église moderne, a dit : « Le premier qui osa clore et cultiver un terrain fut l’ennemi du genre humain ; » qu’il fallait l’exterminer, et que « les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne[1] » ? N’avons-nous pas déjà examiné ensemble cette belle proposition si utile à la société ?

A.

Quel est ce Jean-Jacques ? ce n’est assurément ni Jean-Baptiste, ni Jean l’Évangéliste, ni Jacques le Majeur, ni Jacques le Mineur ; il faut que ce soit quelque Hun bel esprit qui ait écrit cette impertinence abominable, ou quelque mauvais plaisant bufo magro qui ait voulu rire de ce que le monde entier a de plus sérieux. Car, au lieu d’aller gâter le terrain d’un voisin sage et industrieux, il n’avait qu’à l’imiter ; et chaque père de famille ayant suivi cet exemple, voilà bientôt un très-joli village tout formé. L’auteur de ce passage me paraît un animal bien insociable.

B.

Vous croyez donc qu’en outrageant et en volant le bonhomme qui a entouré d’une haie vive son jardin et son poulailler, il a manqué aux devoirs de la loi naturelle ?

A.

Oui, oui, encore une fois, il y a une loi naturelle ; et elle ne consiste ni à faire le mal d’autrui, ni à s’en réjouir.

B.

Je conçois que l’homme n’aime et ne fait le mal que pour son avantage. Mais tant de gens sont portés à se procurer leur avantage par le malheur d’autrui ; la vengeance est une passion si violente, il y en a des exemples si funestes ; l’ambition, plus fatale encore, a inondé la terre de tant de sang, que lorsque je m’en retrace l’horrible tableau, je suis tenté d’avouer que l’homme est très-diabolique. J’ai beau avoir dans mon cœur la notion du juste et de l’injuste : un Attila que saint Léon courtise, un Phocas que

  1. Discours sur l’inégalité, seconde partie. Voyez la note du quatrième entretien entre A, B, C, Mélanges, année 1768.