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LOCKE.

nous voulons qu’on nous fasse ». C’est cette vertu véritable, la fille de la raison et non de la crainte, qui a conduit tant de sages dans l’antiquité ; c’est elle qui, dans nos jours, a réglé la vie d’un Descartes, ce précurseur de la physique ; d’un Newton, l’interprète de la nature ; d’un Locke, qui seul a appris à l’esprit humain à se bien connaître ; d’un Bayle, ce juge impartial et éclairé, aussi estimable que calomnié : car, il faut le dire à l’honneur des lettres, la philosophie fait un cœur droit, comme la géométrie fait l’esprit juste. Mais non-seulement Locke était vertueux, non-seulement il croyait l’âme immortelle, mais il n’a jamais affirmé que la matière pense ; il a dit seulement que la matière peut penser, si Dieu le veut, et que c’est une absurdité téméraire de nier que Dieu en ait le pouvoir.

Je veux encore supposer qu’il ait dit et que d’autres aient dit comme lui qu’en effet Dieu a donné la pensée à la matière ; s’ensuit-il de là que l’âme soit mortelle ? L’école crie qu’un composé retient la nature de ce dont il est composé, que la matière est périssable et divisible, qu’ainsi l’âme serait périssable et divisible comme elle. Tout cela est également faux.

Il est faux que, si Dieu voulait faire penser la matière, la pensée fût un composé de la matière: car la pensée serait un don de Dieu ajouté à l’être inconnu qu’on nomme matière, de même que Dieu lui a ajouté l’attraction des forces centripètes et le mouvement, attributs indépendants de la divisibilité.

Il est faux que, même dans le système des écoles, la matière soit divisible à l’infini. Nous considérons, il est vrai, la divisibilité à l’infini en géométrie ; mais cette science n’a d’objet que nos idées, et, en supposant des lignes sans largeur et des points sans étendue, nous supposons aussi une infinité de cercles passant entre une tangente et un cercle donné.

Mais quand nous venons à examiner la nature telle qu’elle est, alors la divisibilité à l’infini s’évanouit. La matière, il est vrai, reste à jamais divisible par la pensée, mais elle est nécessairement indivisée ; et cette même géométrie, qui me démontre que ma pensée divisera éternellement la matière, me démontre aussi qu’il y a dans la matière des parties indivisées parfaitement solides, et en voici la démonstration.

Puisque l’on doit supposer des pores à chaque ordre d’éléments dans lesquels on imagine la matière divisée à l’infini, ce qui restera de matière solide sera donc exprimé par le produit d’une suite infinie de termes plus petits chacun que l’autre ; or un tel produit est nécessairement égal à zéro : donc si la matière était