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LIBERTÉ D’IMPRIMER.

vous imprimez certaines vérités ou certains paradoxes. Ne vous avisez jamais de penser qu’après en avoir demandé la licence à un moine ou à un commis. Il est contre le bon ordre qu’un homme pense par soi-même. Homère, Platon, Cicéron, Virgile, Pline, Horace, n’ont jamais rien publié qu’avec l’approbation des docteurs de Sorbonne et de la sainte Inquisition.

« Voyez dans quelle décadence horrible la liberté de la presse a fait tomber l’Angleterre et la Hollande. Il est vrai qu’elles embrassent le commerce du monde entier, et que l’Angleterre est victorieuse sur mer et sur terre ; mais ce n’est qu’une fausse grandeur, une fausse opulence : elles marchent à grands pas à leur ruine. Un peuple éclairé ne peut subsister. »

On ne peut raisonner plus juste, mes amis ; mais voyons, s’il vous plaît, quel État a été perdu par un livre. Le plus dangereux, le plus pernicieux de tous est celui de Spinosa. Non-seulement en qualité de juif il attaque le Nouveau Testament, mais en qualité de savant il ruine l’Ancien ; son système d’athéisme est mieux lié, mieux raisonné mille fois que ceux de Straton et d’Épicure. On a besoin de la plus profonde sagacité pour répondre aux arguments par lesquels il tâche de prouver qu’une substance n’en peut former une autre.

Je déteste comme vous son livre, que j’entends peut-être mieux que vous, et auquel vous avez très-mal répondu ; mais avez-vous vu que ce livre ait changé la face du monde ? Y a-t-il quelque prédicant qui ait perdu un florin de sa pension par le débit des œuvres de Spinosa ? Y a-t-il un évêque dont les rentes aient diminué ? Au contraire, leur revenu a doublé depuis ce temps-là ; tout le mal s’est réduit à un petit nombre de lecteurs paisibles, qui ont examiné les arguments de Spinosa dans leur cabinet, et qui ont écrit pour ou contre des ouvrages très-peu connus.

Vous-mêmes vous êtes assez peu conséquents pour avoir fait imprimer, ad usum Delphini, l’athéisme de Lucrèce (comme on vous l’a déjà reproché[1]), et nul trouble, nul scandale n’en est arrivé ; aussi laissa-t-on vivre en paix Spinosa en Hollande, comme on avait laissé Lucrèce en repos à Rome.

Mais paraît-il parmi vous quelque livre nouveau dont les idées choquent un peu les vôtres (supposé que vous ayez des idées), ou dont l’auteur soit d’un parti contraire à votre faction, ou, qui pis est, dont l’auteur ne soit d’aucun parti : alors vous criez au feu ; c’est un bruit, un scandale, un vacarme universel dans

  1. Voyez tome XVIII, page 252.