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LANGUES.

ingénieux que ses voisins, forma une langue beaucoup plus abondante que la nôtre.

Il faudrait que le cri de chaque animal eût un terme qui le distinguât. C’est une disette insupportable de manquer d’expression pour le cri d’un oiseau, pour celui d’un enfant, et d’appeler des choses si différentes du même nom. Le mot de vagissement, dérivé du latin vagitus, aurait exprimé très-bien le cri des enfants au berceau.

L’ignorance a introduit un autre usage dans toutes les langues modernes. Mille termes ne signifient plus ce qu’ils doivent signifier. Idiot voulait dire solitaire, aujourd’hui il veut dire sot ; épiphanie signifiait superficie, c’est aujourd’hui la fête des trois rois ; baptiser, c’est se plonger dans l’eau : nous disons baptiser du nom de Jean ou de Jacques.

À ces défauts de presque toutes les langues se joignent des irrégularités barbares. Garçon, courtisan, coureur, sont des mots honnêtes ; garce, courtisane, coureuse, sont des injures. Vénus est un nom charmant, vénérien est abominable.

Un autre effet de l’irrégularité de ces langues composées au hasard dans des temps grossiers, c’est la quantité de mots composés dont le simple n’existe plus. Ce sont des enfants qui ont perdu leur père. Nous avons des architraves et point de traves, des architectes et point de tectes, des soubassements et point de bassements ; il y a des choses ineffables et point d’effables. On est intrépide, on n’est pas trépide ; impotent, et jamais potent ; un fonds est inépuisable, sans pouvoir être épuisable. Il y a des impudents, des insolents, mais ni pudents ni solents ; nonchalant signifie paresseux, et chaland celui qui achète.

Toutes les langues tiennent plus ou moins de ces défauts : ce sont des terrains tous irréguliers, dont la main d’un habile artiste sait tirer avantage.

Il se glisse toujours dans les langues d’autres défauts qui font voir le caractère d’une nation. En France les modes s’introduisent dans les expressions comme dans les coiffures. Un malade ou un médecin du bel air se sera avisé de dire qu’il a eu un soupçon de fièvre, pour signifier qu’il en a eu une légère atteinte : voilà bientôt toute la nation qui a des soupçons de colique, des soupçons de haine, d’amour, de ridicule. Les prédicateurs vous disent en chaire qu’il faut avoir au moins un soupçon d’amour de Dieu. Au bout de quelques mois cette mode passe pour faire place à une autre. Vis-à-vis s’introduit partout. On se trouve dans toutes les conversations vis-à-vis de ses goûts et de ses intérêts. Les