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LANGUES.

Il a fallu des siècles pour ôter cette rouille. Les imperfections qui restent seraient encore intolérables, sans le soin qu’on prend continuellement de les éviter, comme un habile cavalier évite les pierres sur sa route.

Les bons écrivains sont attentifs à combattre les expressions vicieuses que l’ignorance du peuple met d’abord en vogue, et qui, adoptées par les mauvais auteurs, passent ensuite dans les gazettes et dans les écrits publics. Ainsi du mot italien celata, qui signifie elmo, casque, armet, les soldats français firent en Italie le mot de salade ; de sorte que quand on disait il a pris sa salade, on ne savait si celui dont on parlait avait pris son casque ou des laitues. Les gazetiers ont traduit le mot ridotto par redoute, qui signifie une espèce de fortification ; mais un homme qui sait sa langue conservera toujours le mot d’assemblée. Roastbeef signifie en anglais du bœuf rôti, et nos maîtres-d’hôtel nous parlent aujourd’hui d’un roastbeef de mouton. Ridingcoat veut dire un habit de cheval ; on en a fait redingote, et le peuple croit que c’est un ancien mot de la langue. Il a bien fallu adopter cette expression avec le peuple, parce qu’elle signifie une chose d’usage.

Le plus bas peuple, en fait de termes d’arts et métiers et des choses nécessaires, subjugue la cour, si on l’ose dire ; comme en fait de religion, ceux qui méprisent le plus le vulgaire sont obligés de parler et de paraître penser comme lui.

Ce n’est pas mal parler que de nommer les choses du nom que le bas peuple leur a imposé ; mais on reconnaît un peuple naturellement plus ingénieux qu’un autre par les noms propres qu’il donne à chaque chose.

Ce n’est que faute d’imagination qu’un peuple adapta la même expression à cent idées différentes. C’est une stérilité ridicule de n’avoir pas su exprimer autrement un bras de mer, un bras de balance, un bras de fauteuil ; il y a de l’indigence d’esprit à dire également la tête d’un clou, la tête d’une armée. On trouve le mot de cul partout, et très-mal à propos : une rue sans issue ne ressemble en rien à un cul de sac ; un honnête homme aurait pu appeler ces sortes de rues des impasses ; la populace les a nommées culs, et les reines ont été obligées de les nommer ainsi. Le fond d’un artichaut, la pointe qui termine le dessous d’une lampe, ne ressemblent pas plus à un cul que les rues sans passage : on dit pourtant toujours cul d’artichaut, cul de lampe, parce que le peuple qui a fait la langue était alors grossier. Les Italiens, qui auraient été plus en droit que nous de faire souvent servir ce mot, s’en sont bien donné de garde. Le peuple d’Italie, né plus