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ÉVÈQUE.

l’âge de vingt ans. On le chargea de porter des livres au coadjuteur de Paris, du temps de la Fronde[1]. Il arrive à la porte de l’archevêché ; le suisse lui dit que monseigneur ne voit personne. Camarade, lui dit Ornik, vous êtes rude à vos compatriotes ; les apôtres laissèrent approcher tout le monde, et Jésus-Christ voulait qu’on laissât venir à lui tous les petits enfants. Je n’ai rien à demander à votre maître ; au contraire, je viens lui apporter. — Entrez donc, lui dit le suisse. »

Il attend une heure dans une première antichambre. Comme il était fort naïf, il attaque de conversation un domestique, qui aimait fort à dire tout ce qu’il savait de son maître. « Il faut qu’il soit puissamment riche, dit Ornik, pour avoir cette foule de pages et d’estafiers que je vois courir dans la maison. — Je ne sais pas ce qu’il a de revenu, répond l’autre ; mais j’entends dire à Joly et à l’abbé Charier qu’il a déjà deux millions de dettes. — Il faudra, dit Ornik, qu’il envoie fouiller dans la gueule d’un poisson pour payer son corban[2]. Mais quelle est cette dame qui sort d’un cabinet, et qui passe ? — C’est madame de Pomereu, l’une de ses maîtresses. — Elle est vraiment fort jolie ; mais je n’ai point lu que les apôtres eussent une telle compagnie dans leur chambre à coucher les matins. Ah ! voilà, je crois, monsieur qui va donner audience. — Dites : Sa Grandeur, monseigneur. — Hélas ! très-volontiers. » Ornik salue Sa Grandeur, lui présente ses livres, et en est reçu avec un sourire très-gracieux. On lui dit quatre mots, et on monte en carrosse, escorté de cinquante cavaliers. En montant, monseigneur laisse tomber une gaîne. Ornik est tout étonné que monseigneur porte une si grande écritoire dans sa poche. « Ne voyez-vous pas que c’est son poignard ? lui dit le causeur. Tout le monde porte régulièrement son poignard quand on va au parlement, — Voilà une plaisante manière d’officier, dit Ornik ; » et il s’en va fort étonné.

Il parcourt la France, et s’édifie de ville en ville ; de là il passe en Italie. Quand il est sur les terres du pape, il rencontra un de ces évêques à mille écus de rente, qui allait à pied. Ornik était très-honnête ; il lui offre une place dans sa cambiature. « Vous allez sans doute, monseigneur, consoler quelque malade ? — Monsieur, j’allais chez mon maître. — Votre maître ! c’est Jésus-

  1. Le cardinal de Retz. Voyez ses Mémoires et ceux du temps de la Fronde pour cet article.
  2. Mot de la basse latinité, signifiant d’abord boîte ou tronc où l’on déposait de l’argent, ensuite par extension le trésor, trésorier, etc. Voyez le Glossaire de Ducange. (K.)