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JOSEPH.

Nous regardons les Arabes comme les premiers auteurs de ces fictions ingénieuses qui ont passé dans toutes les langues ; mais je ne vois chez eux aucune aventure comparable à celle de Joseph. Presque tout en est merveilleux, et la fin peut faire répandre des larmes d’attendrissement. C’est un jeune homme de seize ans dont ses frères sont jaloux ; il est vendu par eux à une caravane de marchands ismaélites, conduit en Égypte, et acheté par un eunuque du roi. Cet eunuque avait une femme, ce qui n’est point du tout étonnant ; le kislar-aga, eunuque parfait, à qui on a tout coupé, a aujourd’hui un sérail à Constantinople : on lui a laissé ses yeux et ses mains, et la nature n’a point perdu ses droits dans son cœur. Les autres eunuques, à qui on n’a coupé que les deux accompagnements de l’organe de la génération, emploient encore souvent cet organe ; et Putiphar, à qui Joseph fut vendu, pouvait très-bien être du nombre de ces eunuques.

La femme de Putiphar devient amoureuse du jeune Joseph, qui, fidèle à son maître et à son bienfaiteur, rejette les empressements de cette femme. Elle en est irritée, et accuse Joseph d’avoir voulu la séduire. C’est l’histoire d’Hippolyte et de Phèdre, de Bellérophon et de Sténobée, d’Hébrus et de Damasippe, de Tantis[1] et de Péribée, de Myrtile et d’Hippodamie, de Pelée et de Demenette.

Il est difficile de savoir quelle est l’originale de toutes ces histoires ; mais, chez les anciens auteurs arabes, il y a un trait, touchant l’aventure de Joseph et de la femme de Putiphar, qui est fort ingénieux. L’auteur suppose que Putiphar, incertain entre sa femme et Joseph, ne regarda pas la tunique de Joseph, que sa femme avait déchirée, comme une preuve de l’attentat du jeune homme. Il y avait un enfant au berceau dans la chambre de la femme ; Joseph disait qu’elle lui avait déchiré et ôté sa tunique en présence de l’enfant. Putiphar consulta l’enfant, dont l’esprit était fort avancé pour son âge ; l’enfant dit à Putiphar : « Regardez si la tunique est déchirée par devant ou par derrière : si elle l’est par devant, c’est une preuve que Joseph a voulu prendre par force votre femme, qui se défendait ; si elle l’est par derrière, c’est une preuve que votre femme courait après lui. » Putiphar, grâce au génie de cet enfant, reconnut l’innocence de son esclave. C’est ainsi que cette aventure est rapportée dans l’Alcoran d’après l’ancien auteur arabe. Il ne s’embarrasse point

  1. Je ne sais si Voltaire a voulu parler de Péribée, dont parle Bayle, dans son Dictionnaire, article Télamon, remarque C. Mais le séducteur était Télamon, et non Tanis, comme on lit dans les éditions de 1764, 1765, 1767, 1769 ; ni Tantis, qu’on lit dans les éditions de Kehl. Télamon était fils d’Éacus et d’Eudeïs. (B.)