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INFINI.

pouvons nous en former une en puissance physique ni même en morale.

Nous concevons aisément qu’un être puissant arrangea la matière, fit circuler des mondes dans l’espace, forma les animaux, les végétaux, les métaux. Nous sommes menés à cette conclusion par l’impuissance où nous voyons tous ces êtres de s’être arrangés eux-mêmes. Nous sommes forcés de convenir que ce grand Être existe éternellement par lui-même, puisqu’il ne peut être sorti du néant ; mais nous ne découvrons pas si bien son infini en étendue, en pouvoir, en attributs moraux.

Comment concevoir une étendue infinie dans un être qu’on dit simple ? Et s’il est simple, quelle notion pouvons-nous avoir d’une nature simple ? Nous connaissons Dieu par ses effets, nous ne pouvons le connaître par sa nature.

S’il est évident que nous ne pouvons avoir d’idée de sa nature, n’est-il pas évident que nous ne pouvons connaître ses attributs ?

Quand nous disons qu’il est infini en puissance, avons-nous d’autre idée sinon que sa puissance est très-grande ? Mais de ce qu’il y a des pyramides de six cents pieds de haut, s’ensuit-il qu’on ait pu en construire de la hauteur de six cents milliards de pieds ?

Rien ne peut borner la puissance de l’Être éternel existant nécessairement par lui-même. D’accord, il ne peut avoir d’antagoniste qui l’arrête ; mais comment me prouverez-vous qu’il n’est pas circonscrit par sa propre nature ?

Tout ce qu’on a dit sur ce grand objet est-il bien prouvé ?

Nous parlons de ses attributs moraux, mais nous ne les avons jamais imaginés que sur le modèle des nôtres, et il nous est impossible de faire autrement. Nous ne lui avons attribué la justice, la bonté, etc., que d’après les idées du peu de justice et de bonté que nous apercevons autour de nous.

Mais au fond, quel rapport de quelques-unes de nos qualités, si incertaines et si variables, avec les qualités de l’Être suprême éternel ?

Notre idée de justice n’est autre chose que l’intérêt d’autrui respecté par notre intérêt. Le pain qu’une femme a pétri de la farine dont son mari a semé le froment lui appartient. Un sauvage affamé lui prend son pain et l’emporte ; la femme crie que c’est une injustice énorme ; le sauvage dit tranquillement qu’il n’est rien de plus juste, et qu’il n’a pas dû se laisser mourir de faim, lui et sa famille, pour l’amour d’une vieille.