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IMAGINATION.

C’est ce don que l’on appelle génie ; c’est ici qu’on a reconnu quelque chose d’inspiré et de divin.

Ce don de la nature est imagination d’invention dans les arts, dans l’ordonnance d’un tableau, dans celle d’un poëme. Elle ne peut exister sans la mémoire ; mais elle s’en sert comme d’un instrument avec lequel elle fait tous ses ouvrages.

Après avoir vu qu’on soulevait avec un bâton une grosse pierre que la main ne pouvait remuer, l’imagination active inventa les leviers, et ensuite les forces mouvantes composées, qui ne sont que des leviers déguisés ; il faut se peindre d’abord dans l’esprit les machines et leurs effets pour les exécuter.

Ce n’est pas cette sorte d’imagination que le vulgaire appelle, ainsi que la mémoire, l’ennemie du jugement. Au contraire, elle ne peut agir qu’avec un jugement profond ; elle combine sans cesse ses tableaux, elle corrige ses erreurs, elle élève tous ses édifices avec ordre. Il y a une imagination étonnante dans la mathématique pratique ; et Archimède avait au moins autant d’imagination qu’Homère. C’est par elle qu’un poëte crée ses personnages, leur donne des caractères, des passions, invente sa fable, en présente l’exposition, en redouble le nœud, en prépare le dénoûment : travail qui demande encore le jugement le plus profond, et en même temps le plus fin.

Il faut un très-grand art dans toutes ces imaginations d’invention, et même dans les romans. Ceux qui en manquent sont méprisés des esprits bien faits. Un jugement toujours sain règne dans les fables d’Ésope ; elles seront toujours les délices des nations. Il y a plus d’imagination dans les contes des fées ; mais ces imaginations fantastiques, dépourvues d’ordre et de bon sens, ne peuvent être estimées ; on les lit par faiblesse, et on les condamne par raison.

La seconde partie de l’imagination active est celle de détail ; et c’est elle qu’on appelle communément imagination dans le monde. C’est elle qui fait le charme de la conversation ; car elle présente sans cesse à l’esprit ce que les hommes aiment le mieux, des objets nouveaux. Elle peint vivement ce que les esprits froids dessinent à peine ; elle emploie les circonstances les plus frappantes ; elle allègue des exemples, et quand ce talent se montre avec la sobriété qui convient à tous les talents, il se concilie l’empire de la société. L’homme est tellement machine que le vin donne quelquefois cette imagination que l’ivresse anéantit ; il y a là de quoi s’humilier, mais de quoi admirer. Comment se peut-il faire qu’un peu d’une certaine