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ÉTATS, GOUVERNEMENTS.

1720, un projet de finance en quatre volumes ; et quelques sots ont cité cette production comme un ouvrage de La Jonchère le trésorier général, s’imaginant qu’un trésorier ne peut faire un mauvais livre de finance.

Mais il faut convenir que des hommes très-sages, très-dignes peut-être de gouverner, ont écrit sur l’administration des États, soit en France, soit en Espagne, soit en Angleterre. Leurs livres ont fait beaucoup de bien : ce n’est pas qu’ils aient corrigé les ministres qui étaient en place quand ces livres parurent, car un ministre ne se corrige point et ne peut se corriger ; il a pris sa croissance ; plus d’instructions, plus de conseils : il n’a pas le temps de les écouter, le courant des affaires l’emporte ; mais ces bons livres forment les jeunes gens destinés aux places ; ils forment les princes, et la seconde génération est instruite.

Le fort et le faible de tous les gouvernements a été examiné de près dans les derniers temps. Dites-moi donc, vous qui avez voyagé, qui avez lu et vu, dans quel État, dans quelle sorte de gouvernement voudriez-vous être né ? Je conçois qu’un grand seigneur terrien en France ne serait pas fâché d’être né en Allemagne : il serait souverain au lieu d’être sujet. Un pair de France serait fort aise d’avoir les priviléges de la pairie anglaise : il serait législateur. L’homme de robe et le financier se trouveraient mieux en France qu’ailleurs. Mais quelle patrie choisirait un homme sage, libre, un homme d’une fortune médiocre, et sans préjugés ?

Un membre du conseil de Pondichéry, assez savant, revenait en Europe par terre avec un brame, plus instruit que les brames ordinaires.

« Comment trouvez-vous le gouvernement du Grand Mogol ? dit le conseiller.

— Abominable, répondit le brame ; comment voulez-vous qu’un État soit heureusement gouverné par des Tartares ? Nos raïas, nos omras, nos nababs, sont fort contents ; mais les citoyens ne le sont guère : et des millions de citoyens sont quelque chose. »

Le conseiller et le brame traversèrent en raisonnant toute la haute Asie.

« Je fais une réflexion, dit le brame : c’est qu’il n’y a pas une république dans toute cette vaste partie du monde.

— Il y a eu autrefois celle de Tyr, dit le conseiller, mais elle n’a pas duré longtemps ; il y en avait encore une autre vers l’Arabie Pétrée, dans un petit coin nommé la Palestine, si on peut honorer du nom de république une horde de voleurs et d’usuriers, tantôt gouvernée par des juges, tantôt par des espèces de rois, tantôt par