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ESSÉNIENS.

pour quelques passages de trois ou quatre vieux livres inintelligibles.

Quelques savants ont cru que Jésus-Christ, qui daigna paraître quelque temps dans le petit pays de Capharnaüm, dans Nazareth, et dans quelques autres bourgades de la Palestine, était un de ces esséniens qui fuyaient le tumulte des affaires, et qui cultivaient en paix la vertu, Mais ni dans les quatre Évangiles reçus, ni dans les apocryphes, ni dans les Actes des apôtres, ni dans leurs Lettres, on ne lit le nom d’essénien.

Quoique le nom ne s’y trouve pas, la ressemblance s’y trouve en plusieurs points : confraternité, biens en commun, vie austère, travail des mains, détachement des richesses et des honneurs, et surtout horreur pour la guerre. Cet éloignement est si grand que Jésus-Christ commande de tendre l’autre joue quand on vous donne un soufflet, et de donner votre tunique quand on vous vole votre manteau. C’est sur ce principe que les chrétiens se conduisirent pendant près de deux siècles, sans autels, sans temples, sans magistrature, tous exerçant des métiers, tous menant une vie cachée et paisible.

Leurs premiers écrits attestent qu’il ne leur était pas permis de porter les armes. Ils ressemblaient en cela parfaitement à nos pensylvains, à nos anabaptistes, à nos mennonites d’aujourd’hui, qui se piquent de suivre l’Évangile à la lettre. Car quoiqu’il y ait dans l’Évangile plusieurs passages qui, étant mal entendus, peuvent inspirer la violence, comme les marchands chassés à coups de fouet hors des parvis du temple, le contrains-les d’entrer, les cachots dans lesquels on précipite ceux qui n’ont pas fait profiter l’argent du maître à cinq pour un, ceux qui viennent au festin sans avoir la robe nuptiale ; quoique, dis-je, toutes ces maximes y semblent contraires à l’esprit pacifique, cependant il y en a tant d’autres qui ordonnent de souffrir au lieu de combattre, qu’il n’est pas étonnant que les chrétiens aient eu la guerre en exécration pendant environ deux cents ans.

Voilà sur quoi se fonde la nombreuse et respectable société des Pensylvains, ainsi que les petites sectes qui l’imitent. Quand je les appelle respectables, ce n’est point par leur aversion pour la splendeur de l’Église catholique. Je plains sans doute, comme je le dois, leurs erreurs. C’est leur vertu, c’est leur modestie, c’est leur esprit de paix que je respecte.

Le grand philosophe Bayle n’a-t-il donc pas eu raison de dire qu’un chrétien des premiers temps serait un très-mauvais soldat, ou qu’un soldat serait un très-mauvais chrétien ?