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HEUREUX.

L’ancien adage : « On ne doit appeler personne heureux avant sa mort », semble rouler sur de bien faux principes. On dirait, par cette maxime, qu’on ne devrait le nom d’heureux qu’à un homme qui le serait constamment depuis sa naissance jusqu’à sa dernière heure. Cette série continuelle de moments agréables est impossible par la constitution de nos organes, par celle des éléments de qui nous dépendons, par celle des hommes dont nous dépendons davantage. Prétendre être toujours heureux est la pierre philosophale de l’âme ; c’est beaucoup pour nous de n’être pas longtemps dans un état triste. Mais celui qu’on supposerait avoir toujours joui d’une vie heureuse, et qui périrait misérablement, aurait certainement mérité le nom d’heureux jusqu’à sa mort, et on pourrait prononcer hardiment qu’il a été le plus heureux des hommes. Il se peut très-bien que Socrate ait été le plus heureux des Grecs, quoique des juges ou superstitieux et absurdes, ou iniques, ou tout cela ensemble, l’aient empoisonné juridiquement à l’âge de soixante et dix ans, sur le soupçon qu’il croyait un seul Dieu.

Cette maxime philosophique tant rebattue : Nemo ante obitum felix, paraît donc absolument fausse en tout sens ; et si elle signifie qu’un homme heureux peut mourir d’une mort malheureuse, elle ne signifie rien que de trivial.

Le proverbe du peuple : Heureux comme un roi[1], est encore plus faux. Quiconque même a vécu doit savoir combien le vulgaire se trompe.

On demande s’il y a une condition plus heureuse qu’une autre, si l’homme en général est plus heureux que la femme. Il faudrait avoir essayé de toutes les conditions, avoir été homme et femme comme Tirésias et Iphis, pour décider cette question ; encore faudrait-il avoir vécu dans toutes les conditions avec un esprit également propre à chacune, et il faudrait avoir passé par tous les états possibles de l’homme et de la femme pour en juger.

On demande encore si de deux hommes l’un est plus heureux que l’autre. Il est bien clair que celui qui a la pierre et la goutte, qui perd son bien, son honneur, sa femme et ses enfants, et qui est condamné à être pendu immédiatement après avoir été taillé, est moins heureux dans ce monde, à tout prendre, qu’un jeune sultan vigoureux, ou que le savetier de La Fontaine[2].

  1. Être heureux comme un roi, dit le peuple hébété.

    (Ve Discours sur l’homme, vers 35.)
  2. Fable ii du livre VIII.