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ESPRIT.

« L’envie, a-t-on dit[1], permet à chacun d"être le panégyriste de sa probité, et non de son esprit. » L’envie permet qu’on fasse l’apologie de sa probité, non de son esprit : pourquoi ? c’est qu’il est très-nécessaire de passer pour homme de bien, et point du tout d’avoir la réputation d’homme d’esprit.

On a ému la question si tous les hommes sont nés avec le même esprit, les mêmes dispositions pour les sciences, et si tout dépend de leur éducation et des circonstances où ils se trouvent. Un philosophe[2], qui avait droit de se croire né avec quelque supériorité, prétendit que les esprits sont égaux : cependant on a toujours vu le contraire. De quatre cents enfants élevés ensemble sous les mêmes maîtres, dans la même discipline, à peine y en a-t-il cinq ou six qui fassent des progrès bien marqués. Le grand nombre est toujours des médiocres, et parmi ces médiocres il y a des nuances ; en un mot, les esprits diffèrent plus que les visages.


SECTION VI[3].


Esprit faux.


Nous avons des aveugles, des borgnes, des bigles, des louches, des vues longues, des vues courtes, ou distinctes, ou confuses, ou faibles, ou infatigables. Tout cela est une image assez fidèle de notre entendement ; mais on ne connaît guère de vues fausses. Il n’y a guère d’hommes qui prennent toujours un coq pour un cheval, ni un pot de chambre pour une maison. Pourquoi rencontre-t-on souvent des esprits assez justes d’ailleurs, qui sont absolument faux sur des choses importantes ? Pourquoi ce même Siamois, qui ne se laissera jamais tromper quand il sera question de lui compter trois roupies, croit-il fermement aux métamorphoses de Sammonocodom ? Par quelle étrange bizarrerie des hommes sensés ressemblent-ils à don Quichotte, qui croyait voir des géants où les autres hommes ne voyaient que des moulins à vent ? Encore don Quichotte était plus excusable que le Siamois, qui croit que Sammonocodom est venu plusieurs fois sur la terre, et que le Turc, qui est persuadé que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche : car don Quichotte, frappé de l’idée qu’il

  1. Helvétius ; voyez ci-après Quisquis.
  2. Helvétius. De l’Esprit, discours III, chapitre ier.
  3. Le commencement du morceau qui forme cette section a paru en 1765 dans une édition du Dictionnaire philosophique, et y formait un article intitulé Esprit faux. (B.)