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GRÂCE (DE LA).

quefois est sans effet ; de la suffisante, qui quelquefois ne suffit pas ; de la versatile, et de la congrue ? En bonne foi, y comprendraient-ils plus que vous et moi ?

Quel besoin auraient ces pauvres gens de vos sublimes instructions ? Il me semble que je les entends dire :

Mes révérends pères, vous êtes de terribles génies : nous pensions sottement que l’Être éternel ne se conduit jamais par les lois particulières comme les vils humains, mais par ses lois générales, éternelles comme lui. Personne n’a jamais imaginé parmi nous que Dieu fût semblable à un maître insensé qui donne un pécule à un esclave, et refuse la nourriture à l’autre ; qui ordonne à un manchot de pétrir de la farine, à un muet de lui faire la lecture, à un cul-de-jatte d’être son courrier.

Tout est grâce de la part de Dieu, il a fait au globe que nous habitons la grâce de le former ; aux arbres, la grâce de les faire croître ; aux animaux, celle de les nourrir ; mais dira-t-on que si un loup trouve dans son chemin un agneau pour son souper, et qu’un autre loup meure de faim, Dieu a fait à ce premier loup une grâce particulière ? S’est-il occupé, par une grâce prévenante, à faire croître un chêne préférablement à un autre chêne à qui la sève a manqué ? Si dans toute la nature tous les êtres sont soumis aux lois générales, comment une seule espèce d’animaux n’y serait-elle pas soumise ?

Pourquoi le maître absolu de tout aurait-il été plus occupé à diriger l’intérieur d’un seul homme qu’à conduire le reste de la nature entière ? Par quelle bizarrerie changerait-il quelque chose dans le cœur d’un Courlandais ou d’un Biscaïen, pendant qu’il ne change rien aux lois qu’il a imposées à tous les astres ?

Quelle pitié de supposer qu’il fait, défait, refait continuellement des sentiments dans nous ! et quelle audace de nous croire exceptés de tous les êtres ! Encore n’est-ce que pour ceux qui se confessent que tous ces changements sont imaginés. Un Savoyard, un Bergamasque aura le lundi la grâce de faire dire une messe pour douze sous ; le mardi, il ira au cabaret, et la grâce lui manquera ; le mercredi, il aura une grâce coopérante qui le conduira à confesse, mais il n’aura point la grâce efficace de la contrition parfaite ; le jeudi, ce sera une grâce suffisante qui ne lui suffira point, comme on l’a déjà dit. Dieu travaillera continuellement dans la tête de ce Bergamasque, tantôt avec force, tantôt faiblement, et le reste de la terre ne lui sera de rien ! il ne daignera pas se mêler de l’intérieur des Indiens et des Chinois ! S’il vous reste