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GRÂCE (DE LA)

Pourquoi les théologiens ont-ils été forcés, dans toutes les religions où l’on se pique de raisonner, d’admettre cette grâce qu’ils ne comprennent pas ? C’est qu’ils ont voulu que le salut ne fût que pour leur secte ; et ils ont voulu encore que ce salut dans leur secte ne fût le partage que de ceux qui leur seraient soumis. Ce sont des théologiens particuliers, des chefs de parti divisés entre eux. Les docteurs musulmans ont les mêmes opinions et les mêmes disputes, parce qu’ils ont le même intérêt ; mais le théologien universel, c’est-à-dire le vrai philosophe, voit qu’il est contradictoire que la nature n’agisse pas par les voies les plus simples ; qu’il est ridicule que Dieu s’occupe à forcer un homme de lui obéir en Europe, et qu’il laisse tous les Asiatiques indociles ; qu’il lutte contre un autre homme, lequel tantôt lui cède, et tantôt brise ses armes divines ; qu’il présente à un autre un secours toujours inutile. Ainsi la grâce, considérée dans son vrai point de vue, est une absurdité. Ce prodigieux amas de livres composés sur cette matière est souvent l’effort de l’esprit, et toujours la honte de la raison.

SECTION II[1].

Toute la nature, tout ce qui existe, est une grâce de Dieu ; il fait à tous les animaux la grâce de les former et de les nourrir. La grâce de faire croître un arbre de soixante et dix pieds est accordée au sapin et refusée au roseau. Il donne à l’homme la grâce de penser, de parler et de le connaître ; il m’accorde la grâce de n’entendre pas un mot de tout ce que Tournéli, Molina, Soto, etc., ont écrit sur la grâce.

Le premier qui ait parlé de la grâce efficace et gratuite, c’est sans contredit Homère. Cela pourrait étonner un bachelier de théologie qui ne connaîtrait que saint Augustin. Mais qu’il lise le troisième livre de l’Iliade[2], il verra que Pâris dit à son frère Hector : « Si les dieux vous ont donné la valeur, et s’ils m’ont donné la beauté, ne me reprochez pas les présents de la belle Vénus ; nul don des dieux n’est méprisable, il ne dépend pas des hommes de les obtenir. »

Rien n’est plus positif que ce passage. Si on veut remarquer encore que Jupiter, selon son bon plaisir, donne la victoire tan-

  1. Cette section ii était la première dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  2. Vers 63-66.