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GOÛT.

passions, si la chaleur de son âme eût répondu à la dignité de son style, il aurait réformé sa nation. Sa pièce, étant une affaire de parti, eut un succès prodigieux. Mais quand les factions furent éteintes, il ne resta à la tragédie de Caton que de très-beaux vers et de la froideur. Rien n’a plus contribué à l’affermissement de l’empire de Shakespeare. Le vulgaire en aucun pays ne se connaît en beaux vers ; et le vulgaire anglais aime mieux des princes qui se disent des injures, des femmes qui se roulent sur la scène, des assassinats, des exécutions criminelles, des revenants qui remplissent le théâtre en foule, des sorciers, que l’éloquence la plus noble et la plus sage.

Collier a très-bien senti les défauts du théâtre anglais ; mais étant ennemi de cet art, par une superstition barbare dont il était possédé, il déplut trop à la nation pour qu’elle daignât s’éclairer par lui : il fut haï et méprisé.

Warburton, évêque de Glocester, a commenté Shakespeare de concert avec Pope ; mais son commentaire ne roule que sur les mots. L’auteur des trois volumes des Éléments de critique censure Shakespeare quelquefois ; mais il censure beaucoup plus Racine et nos auteurs tragiques.

Le grand reproche que tous les critiques anglais nous font, c’est que tous nos héros sont des Français, des personnages de roman, des amants tels qu’on en trouve dans Clélie, dans Astrée et dans Zaïde. L’auteur des Éléments de critique reprend surtout très-sévèrement Corneille d’avoir fait parler ainsi César à Cléopâtre :

C’était pour acquérir un droit si précieux
Que combattait partout mon bras ambitieux ;
Et dans Pharsale même il a tiré l’épée,
Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.
Je l’ai vaincu, princesse ; et le dieu des combats
M’y favorisait moins que vos divins appas :
Ils conduisaient ma main, ils enflaient mon courage ;
Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage.

(La Mort de Pompée, acte IV, scène iii.)

Le critique anglais trouve ces fadeurs ridicules et extravagantes ; il a sans doute raison : les Français sensés l’avaient dit avant lui. Nous regardons comme une règle inviolable ces préceptes de Boileau :

Qu’Achille aime autrement que Tyrcis et Philène ;
N’allez pas d’un Cyrus nous faire un Artamène.

(Art poétique, chant III, 99.)