Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/283

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
273
273
GOÛT.

n’ont jamais eu d’ouvrages bien faits presque en aucun genre, et que le goût n’a été le partage que de quelques peuples de l’Europe.

SECTION II[1].

Y a-t-il un bon et un mauvais goût ? Oui, sans doute, quoique les hommes diffèrent d’opinions, de mœurs, d’usages.

Le meilleur goût en tout genre est d’imiter la nature avec le plus de fidélité, de force, et de grâce.

Mais la grâce n’est-elle pas arbitraire ? Non, puisqu’elle consiste à donner aux objets qu’on représente de la vie et de la douceur.

Entre deux hommes dont l’un sera grossier, l’autre délicat, on convient assez que l’un a plus de goût que l’autre.

Avant que le bon temps fût venu, Voiture, qui, dans sa manie de broder des riens, avait quelquefois beaucoup de délicatesse et d’agrément, écrit au grand Condé sur sa maladie :

Commencez doncques à songer
Qu’il importe d’être et de vivre ;
Pensez mieux à vous ménager.
Quel charme a pour vous le danger,
Que vous aimiez tant à le suivre ?
Si vous aviez, dans les combats,
D’Amadis l’armure enchantée,
Comme vous en avez le bras
Et la vaillance tant vantée,
De votre ardeur précipitée,
Seigneur, je ne me plaindrais pas.
Mais en nos siècles où les charmes
Ne font pas de pareilles armes ;
Qu’on voit que le plus noble sang,
Fût-il d’Hector ou d"Alexandre,
Est aussi facile à répandre
Que l’est celui du plus bas rang ;
Que d’une force sans seconde
La Mort sait ses traits élancer ;
Et qu’un peu de plomb peut casser
La plus belle tête du monde[2] ;

  1. Cette section entière, moins les trois derniers alinéas, formait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  2. M. de Voltaire a imité et embelli cette idée dans une épître au roi de Prusse ; voyez tome X, page 319.