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GOÛT.

grande réputation, c’est qu’il ne s’est point trouvé d’écrivain pur et châtié chez ces nations, qui leur ait dessillé les yeux, comme il s’est trouvé un Horace chez les Romains, un Boileau chez les Français.

On dit qu’il ne faut point disputer des goûts, et on a raison, quand il n’est question que du goût sensuel, de la répugnance qu’on a pour une certaine nourriture, de la préférence qu’on donne à une autre : on n’en dispute point, parce qu’on ne peut corriger un défaut d’organes. Il n’en est pas de même dans les arts : comme ils ont des beautés réelles, il y a un bon goût qui les discerne, et un mauvais goût qui les ignore ; et on corrige souvent le défaut d’esprit qui donne un goût de travers. Il y a aussi des âmes froides, des esprits faux, qu’on ne peut ni échauffer ni redresser : c’est avec eux qu’il ne faut point disputer des goûts, parce qu’ils n’en ont point.

Le goût est arbitraire dans plusieurs choses, comme dans les étoffes, dans les parures, dans les équipages, dans ce qui n’est pas au rang des beaux-arts ; alors il mérite plutôt le nom de fantaisie : c’est la fantaisie plutôt que le goût qui produit tant de modes nouvelles.

Le goût peut se gâter chez une nation ; ce malheur arrive d’ordinaire après les siècles de perfection. Les artistes, craignant d’être imitateurs, cherchent des routes écartées ; ils s’éloignent de la belle nature, que leurs prédécesseurs ont saisie : il y a du mérite dans leurs efforts ; ce mérite couvre leurs défauts. Le public, amoureux des nouveautés, court après eux ; il s’en dégoûte, et il en paraît d’autres qui font de nouveaux efforts pour plaire ; ils s’éloignent de la nature encore plus que les premiers : le goût se perd ; on est entouré de nouveautés qui sont rapidement effacées les unes par les autres ; le public ne sait plus où il en est, et il regrette en vain le siècle du bon goût, qui ne peut plus revenir : c’est un dépôt que quelques bons esprits conservent encore loin de la foule.

Il est de vastes pays où le goût n’est jamais parvenu : ce sont ceux où la société ne s’est point perfectionnée ; où les hommes et les femmes ne se rassemblent point ; où certains arts, comme la sculpture, la peinture des êtres animés, sont défendus par la religion. Quand il y a peu de société, l’esprit est rétréci, sa pointe s’émousse, il n’a pas de quoi se former le goût. Quand plusieurs beaux-arts manquent, les autres ont rarement de quoi se soutenir, parce que tous se tiennent par la main et dépendent les uns des autres. C’est une des raisons pourquoi les Asiatiques