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GENÈSE.

les Hébreux eurent enfin un petit établissement vers la Phénicie, ils commencèrent à apprendre la langue. Alors leurs écrivains purent emprunter l’ancienne physique de leurs maîtres : c’est la marche de l’esprit humain.

Dans le temps où l’on place Moïse, les philosophes phéniciens en savaient-ils assez pour regarder la terre comme un point, en comparaison de la multitude infinie de globes que Dieu a placés dans l’immensité de l’espace qu’on nomme le ciel ? Cette idée si ancienne et si fausse, que le ciel fut fait pour la terre, a presque toujours prévalu chez le peuple ignorant. C’est à peu près comme si on disait que Dieu créa toutes les montagnes et un grain de sable, et qu’on s’imaginât que ces montagnes ont été faites pour ce grain de sable. Il n’est guère possible que les Phéniciens, si bons navigateurs, n’eussent pas quelques bons astronomes ; mais les vieux préjugés prévalaient, et ces vieux préjugés[1] durent être ménagés par l’auteur de la Genèse, qui écrivait pour enseigner les voies de Dieu, et non la physique :

« La terre était tohu-bohu et vide ; les ténèbres étaient sur la face de l’abîme, et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux. »

Tohu-bohu signifie précisément chaos, désordre ; c’est un de ces mots imitatifs qu’on trouve dans toutes les langues, comme sens dessus dessous, tintamarre, trictrac, tonnerre, bombe. La terre n’était point encore formée telle qu’elle est ; la matière existait, mais la puissance divine ne l’avait point encore arrangée. L’esprit de Dieu signifie à la lettre le souffle, le vent, qui agitait les eaux. Cette idée est exprimée dans les fragments de l’auteur phénicien Sanchoniathon. Les Phéniciens croyaient, comme tous les autres peuples, la matière éternelle. Il n’y a pas un seul auteur dans l’antiquité qui ait jamais dit qu’on eût tiré quelque chose du néant. On ne trouve même dans toute la Bible aucun passage où il soit dit que la matière ait été faite de rien : non que la création de rien ne soit très-vraie, mais cette vérité n’était pas connue des Juifs charnels.

Les hommes furent toujours partagés sur la question de l’éternité du monde, mais jamais sur l’éternité de la matière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Gigni
De nihilo nihilum, in nihilum nil posse reverti.

(Pers., sat. iii, 83.)

Voilà l’opinion de toute l’antiquité.

  1. 1765 : « Et ces vieux préjugés furent la seule science des Juifs. « La terre était tohu-bohu, etc. » (B.)