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ESPRIT.

l’autre est souvent une habitude de faire mal sans effort, et de suivre par instinct un mauvais exemple établi.

L’intempérance et l’incohérence des imaginations orientales est un faux goût ; mais c’est plutôt un manque d’esprit qu’un abus d’esprit.

Des étoiles qui tombent, des montagnes qui se fendent, des fleuves qui reculent, le soleil et la lune qui se dissolvent, des comparaisons fausses et gigantesques, la nature toujours outrée, sont le caractère de ces écrivains, parce que dans ces pays, où l’on n’a jamais parlé en public, la vraie éloquence n’a pu être cultivée, et qu’il est bien plus aisé d’être ampoulé que d’être juste, fin, et délicat.

Le faux esprit est précisément le contraire de ces idées triviales et ampoulées : c’est une recherche fatigante de traits déliés ; une affectation de dire en énigme ce que d’autres ont déjà dit naturellement, de rapprocher des idées qui paraissent incompatibles, de diviser ce qui doit être réuni, de saisir de faux rapports, de mêler, contre les bienséances, le badinage avec le sérieux, et le petit avec le grand.

Ce serait ici une peine superflue d’entasser des citations dans lesquelles le mot esprit se trouve, on se contentera d’en examiner une de Boileau, qui est rapportée dans le grand Dictionnaire de Trévoux : « C’est le propre des grands esprits, quand ils commencent à vieillir et à décliner, de se plaire aux contes et aux fables. » Cette réflexion n’est pas vraie. Un grand esprit peut tomber dans cette faiblesse ; mais ce n’est pas le propre des grands esprits. Rien n’est plus capable d’égarer la jeunesse que de citer les fautes des bons écrivains comme des exemples.

Il ne faut pas oublier de dire ici en combien de sens différents le mot esprit s’emploie : ce n’est point un défaut de la langue, c’est au contraire un avantage d’avoir ainsi des racines qui se ramifient en plusieurs branches.

Esprit d’un corps, d’une société, pour exprimer les usages, la manière de parler, de se conduire, les préjugés d’un corps.

Esprit de parti, qui est à l’esprit d’un corps ce que sont les passions aux sentiments ordinaires.

Esprit d’une loi, pour en distinguer l’intention ; c’est en ce sens qu’on a dit : La lettre tue, et l’esprit vivifie.

Esprit d’un ouvrage, pour en faire concevoir le caractère et le but.

Esprit de vengeance, pour signifier désir et intention de se venger.