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FRAUDE.

donnent du sucre, et en effet ils leur donnent de la rhubarbe. Je puis donc, moi fakir, tromper le peuple, qui est aussi ignorant que les enfants.

Ouang.

J’ai deux fils ; je ne les ai jamais trompés ; je leur ai dit, quand ils ont été malades : Voilà une médecine très-amère, il faut avoir le courage de la prendre ; elle vous nuirait si elle était douce. Je n’ai jamais souffert que leurs gouvernantes et leurs précepteurs leur fissent peur des esprits, des revenants, des lutins, des sorciers ; par là j’en ai fait de jeunes citoyens courageux et sages.

Bambabef.

Le peuple n’est pas né si heureusement que votre famille.

Ouang.

Tous les hommes se ressemblent à peu près ; ils sont nés avec les mêmes dispositions. Il ne faut pas corrompre la nature des hommes.

Bambabef.

Nous leur enseignons des erreurs, je l’avoue ; mais c’est pour leur bien. Nous leur faisons accroire que s’ils n’achètent pas nos clous bénits, s’ils n’expient pas leurs péchés en nous donnant de l’argent, ils deviendront, dans une autre vie, chevaux de poste, chiens ou lézards : cela les intimide, et ils deviennent gens de bien.

Ouang.

Ne voyez-vous pas que vous pervertissez ces pauvres gens ? Il y en a parmi eux bien plus qu’on ne pense qui raisonnent, qui se moquent de vos miracles, de vos superstitions, qui voient fort bien qu’ils ne seront changés ni en lézards ni en chevaux de poste. Qu’arrive-t-il ? ils ont assez de bon sens pour voir que vous leur dites des choses impertinentes, et ils n’en ont pas assez pour s’élever vers une religion pure et dégagée de superstition, telle que la nôtre. Leurs passions leur font croire qu’il n’y a point de religion, parce que la seule qu’on leur enseigne est ridicule ; vous devenez coupables de tous les vices dans lesquels ils se plongent.

Bambabef.

Point du tout, car nous ne leur enseignons qu’une bonne morale.

Ouang.

Vous vous feriez lapider par le peuple si vous enseigniez une morale impure. Les hommes sont faits de façon qu’ils veulent bien commettre le mal, mais ils ne veulent pas qu’on le leur prêche. Il faudrait seulement ne point mêler une morale sage avec des fables absurdes, parce que vous affaiblissez par vos im-