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FRAUDE.


FRAUDE[1].


S’il faut user de fraudes pieuses avec le peuple[2].


Le fakir Bambabef rencontra un jour un des disciples de Confutzée, que nous nommons Confucius, et ce disciple s’appelait Ouang, et Bambabef soutenait que le peuple a besoin d’être trompé, et Ouang prétendait qu’il ne faut jamais tromper personne ; et voici le précis de leur dispute.

Bambabef.

Il faut imiter l’Être suprême, qui ne nous montre pas les choses telles qu’elles sont ; il nous fait voir le soleil sous un diamètre de deux ou trois pieds, quoique cet astre soit un million de fois plus gros que la terre ; il nous fait voir la lune et les étoiles attachées sur un même fond bleu, tandis qu’elles sont à des profondeurs différentes. Il veut qu’une tour carrée nous paraisse ronde de loin ; il veut que le feu nous paraisse chaud, quoiqu’il ne soit ni chaud ni froid ; enfin il nous environne d’erreurs convenables à notre nature.

Ouang.

Ce que vous nommez erreur n’en est point une. Le soleil, tel qu’il est placé à des millions de millions de lis[3] au delà de notre globe, n’est pas celui que nous voyons. Nous n’apercevons réellement et nous ne pouvons apercevoir que le soleil qui se peint dans notre rétine, sous un angle déterminé. Nos yeux ne nous ont point été donnés pour connaître les grosseurs et les distances, il faut d’autres secours et d’autres opérations pour les connaître.

Bambabef parut fort étonné de ce propos. Ouang, qui était très-patient, lui expliqua la théorie de l’optique ; et Bambabef, qui avait de la conception, se rendit aux démonstrations du disciple de Confutzée ; puis il reprit la dispute en ces termes.

Bambabef.

Si Dieu ne nous trompe point par le ministère de nos sens, comme je le croyais, avouez au moins que les médecins trompent toujours les enfants pour leur bien : ils leur disent qu’ils leur

  1. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  2. On a déjà imprimé plusieurs fois cet article, mais il est ici beaucoup plus correct. (Note de Voltaire.) — Cette note est de 1771. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie. (B.)
  3. Un li est de 124 pas. (Note de Voltaire.)