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ESPRIT.

vaste de pensées ingénieuses ; les effets de la nature, la fable, l’histoire, présentés à la mémoire, fournissent à une imagination heureuse des traits qu’elle emploie à propos.

Il ne sera pas inutile de donner des exemples de ces différents genres. Voici un madrigal de M. de La Sablière, qui a toujours été estimé des gens de goût :

Églé tremble que dans ce jour
L’Hymen, plus puissant que l’Amour,
N’enlève ses trésors sans qu’elle ose s’en plaindre.
Elle a négligé mes avis :
Si la belle les eût suivis,
Elle n’aurait plus rien à craindre.

L’auteur ne pouvait, ce semble, ni mieux cacher ni mieux faire entendre ce qu’il pensait et ce qu’il craignait d’exprimer.

Le madrigal suivant paraît plus brillant et plus agréable ; c’est une allusion à la fable :

Vous êtes belle, et votre sœur est belle ;
Entre vous deux tout choix serait bien doux :
L’Amour était blond comme vous ;
Mais il aimait une brune comme elle.

En voici encore un autre fort ancien. Il est de Bertaut, évêque de Séez, et paraît au-dessus des deux autres parce qu’il réunit l’esprit et le sentiment :

Quand je revis ce que j’ai tant aimé,
Peu s’en fallut que mon feu rallumé
N’en fit l’amour en mon âme renaître ;
Et que mon cœur, autrefois son captif,
Ne ressemblât l’esclave fugitif
À qui le sort fait rencontrer son maître.

De pareils traits plaisent à tout le monde, et caractérisent l’esprit délicat d’une nation ingénieuse.

Le grand point est de savoir jusqu’où cet esprit doit être admis. Il est clair que dans les grands ouvrages on doit l’employer avec sobriété, par cela même qu’il est un ornement. Le grand art est dans l’à-propos.

Une pensée fine, ingénieuse, une comparaison juste et fleurie, est un défaut quand la raison seule ou la passion doivent parler, ou bien quand on doit traiter de grands intérêts : ce n’est pas