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FRANCE, FRANÇOIS, FRANÇAIS.

contre la langue, ne se sont servis du terme vis-à-vis que pour exprimer une position de lieu. On disait : L’aile droite de l’armée de Scipion vis-à-vis l’aile gauche d’Annibal. Quand Ptolémée fut vis-à-vis de César, il trembla.

Vis-à-vis[1] est l’abrégé de visage à visage ; et c’est une expression qui ne s’employa jamais dans la poésie noble, ni dans le discours oratoire.

Aujourd’hui l’on commence à dire : Coupable vis-à-vis de vous, bienfaisant vis-à-vis de nous, difficile vis-à-vis de nous, mécontent vis-à-vis de nous, au lieu de : coupable, bienfaisant envers nous, difficile avec nous, mécontent de nous.

J’ai lu dans un écrit public : Le roi mal satisfait vis-à-vis de son parlement. C’est un amas de barbarismes. On ne peut être mal satisfait. Mal est le contraire de satis, qui signifie assez. On est peu content, mécontent ; on se croit mal servi, mal obéi. On n’est ni satisfait, ni mal satisfait, ni content, ni mécontent, ni bien, ni mal obéi, vis-à-vis de quelqu’un, mais de quelqu’un. Mal satisfait est de l’ancien style des bureaux. Des écrivains peu corrects se sont permis cette faute.

Presque tous les écrits nouveaux sont infectés de l’emploi vicieux de ce mot vis-à-vis. On a négligé ces expressions si faciles, si heureuses, si bien mises à leur place par les bons écrivains : envers, pour, avec, à regard, en faveur de.

Vous me dites qu’un homme est bien disposé vis-à-vis de moi ; qu’il a un ressentiment vis-à-vis de moi ; que le roi veut se conduire en père vis-à-vis de la nation. Dites que cet homme est bien disposé pour moi, à mon égard, en ma faveur ; qu’il a du ressentiment contre moi ; que le roi veut se conduire en père du peuple ; qu’il veut agir en père avec la nation, envers la nation : ou bien vous parlerez fort mal.

Quelques auteurs, qui ont parlé allobroge en français, ont dit élogier au lieu de louer, ou faire un éloge ; par contre au lieu d’au contraire ; éduquer pour élever, ou donner de l’éducation ; égaliser les fortunes pour égaler.

Ce qui peut le plus contribuer à gâter la langue, à la replonger dans la barbarie, c’est d’employer dans le barreau, dans les conseils d’État, des expressions gothiques dont on se servait dans le xive siècle : « Nous aurions reconnu ; nous aurions

  1. Sur cette locution, voyez la Requête à messieurs les Parisiens (en tête de la comédie de l’Écossaise) ; et aussi les lettres à d’Alembert, du 13 décembre 1756 ; à d’Olivet, du 3 janvier 1767. (B.)