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ESPRIT.

Sévigné, et à tant d’autres dames qui écrivent sans efforts ces bagatelles mieux que Voiture ne les écrivait avec peine. Despréaux, qui avait osé comparer Voiture à Horace dans ses premières satires, changea d’avis quand son goût fut mûri par l’âge. Je sais qu’il importe très-peu aux affaires de ce monde que Voiture soit ou ne soit pas un grand génie, qu’il ait fait seulement quelques jolies lettres, ou que toutes ses plaisanteries soient des modèles ; mais pour nous autres, qui cultivons les arts et qui les aimons, nous portons une vue attentive sur ce qui est assez indifférent au reste du monde. Le bon goût est pour nous en littérature ce qu’il est pour les femmes en ajustement : et pourvu qu’on ne fasse pas de son opinion une affaire de parti, il me semble qu’on peut dire hardiment qu’il y a dans Voiture peu de choses excellentes, et que Marot serait aisément réduit à peu de pages.

Ce n’est pas qu’on veuille leur ôter leur réputation : c’est au contraire qu’on veut savoir bien au juste ce qui leur a valu cette réputation qu’on respecte, et quelles sont les vraies beautés qui ont fait passer leurs défauts. Il faut savoir ce qu’on doit suivre et ce qu’on doit éviter ; c’est là le véritable fruit d’une étude approfondie des belles-lettres ; c’est ce que faisait Horace quand il examinait Lucilius en critique, Horace se fit par là des ennemis ; mais il éclaira ses ennemis mêmes.

Cette envie de briller et de dire d’une manière nouvelle ce que les autres ont dit est la source des expressions nouvelles, comme des pensées recherchées. Qui ne peut briller par une pensée veut se faire remarquer par un mot. Voilà pourquoi on a voulu en dernier lieu substituer amabilités au mot d’agréments, négligemment à négligence, badiner les amours à badiner avec les amours. On a cent autres affectations de cette espèce. Si on continuait ainsi, la langue des Bossuet, des Racine, des Pascal, des Corneille, des Boileau, des Fénelon, deviendrait bientôt surannée. Pourquoi éviter une expression qui est d’usage, pour en introduire une qui dit précisément la même chose ? Un mot nouveau n’est pardonnable que quand il est absolument nécessaire, intelligible et sonore. On est obligé d’en créer en physique ; une nouvelle découverte, une nouvelle machine, exigent un nouveau mot ; mais fait-on de nouvelles découvertes dans le cœur humain ? y a-t-il une autre grandeur que celle de Corneille et de Bossuet ? y a-t-il d’autres passions que celles qui ont été maniées par Racine, effleurées par Quinault ? y a-t-il une autre morale évangélique que celle du P. Bourdaloue ?

Ceux qui accusent notre langue de n’être pas assez féconde