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CATÉCHISME DU CURÉ.

célébrer. Vous voyez les uns accablés d’un poison liquide, la tête penchée vers les genoux, les mains pendantes, ne voyant point, n’entendant rien, réduits à un état fort au-dessous de celui des brutes, reconduits chez eux en chancelant par leurs femmes éplorées, incapables de travail le lendemain, souvent malades et abrutis pour le reste de leur vie. Vous en voyez d’autres devenus furieux par le vin, exciter des querelles sanglantes, frapper et être frappés, et quelquefois finir par le meurtre ces scènes affreuses qui sont la honte de l’espèce humaine. Il le faut avouer, l’État perd plus de sujets par les fêtes que par les batailles ; comment pourrez-vous diminuer dans votre paroisse un abus si exécrable ?

TÉOTIME.

Mon parti est pris ; je leur permettrai, je les presserai même de cultiver leurs champs les jours de fêtes après le service divin, que je ferai de très-bonne heure. C’est l’oisiveté de la férie qui les conduit au cabaret. Les jours ouvrables ne sont point les jours de la débauche et du meurtre. Le travail modéré contribue à la santé du corps et à celle de l’âme ; de plus ce travail est nécessaire à l’État. Supposons cinq millions d’hommes qui font par jour pour dix sous d’ouvrage l’un portant l’autre, et ce compte est bien modéré ; vous rendez ces cinq millions d’hommes inutiles trente jours de l’année, c’est donc trente fois cinq millions de pièces de dix sous que l’État perd en main-d’œuvre. Or, certainement Dieu n’a jamais ordonné ni cette perte ni l’ivrognerie[1].

  1. Qu’on ne croie pas que ce soit là une idée particulière à Voltaire. Tous les philosophes et philanthropes du XVIIIe siècle n’envisagent guère autrement l’obligation de se reposer le dimanche, et les raisonnements de Voltaire ne sont même qu’une réminiscence de ceux du charitable abbé de Saint-Pierre, si admiré par J.-J. Rousseau : « Ce serait, dit l’abbé, une grande charité et une bonne œuvre plus agréable à Dieu qu’une pure cérémonie, que de donner aux pauvres familles le moyen de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants, par sept ou huit heures de travail, et les moyens de s’instruire, eux et leurs enfants, à l’église, durant trois ou quatre heures du matin... Pour comprendre de quel soulagement serait aux pauvres la continuation de leur travail, il n’y a qu’à considérer que sur cinq millions de familles qui sont en France, il y en a au moins un million qui n’ont presque aucun revenu que de leur travail, c’est-à-dire qui sont pauvres ; et j’appelle pauvres ceux qui n’ont pas 30 livres tournois de rente, c’est-à-dire la valeur de 600 livres de pain... Ces pauvres familles pourraient gagner au moins cinq sous par demi-jour de fête, l’un portant l’autre, pendant les quatre-vingts et tant de fêtes et dimanches de l’année. Chacune de ces familles gagnerait donc au moins 20 livres par an de plus, ce qui ferait, pour un million de familles, plus de 20 millions de livres. Or, quelle aumône ne serait-ce point qu’une aumône annuelle de 20 millions répandue avec proportion sur les plus pauvres ! » Tome VII. (G. A.)