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CATÉCHISME CHINOIS.

permet à chacun de croire ce qu’il veut, comme de se nourrir de ce qu’il veut. Un médecin n’a pas le droit de tuer ses malades parce qu’ils n’auront pas observé la diète qu’il leur a prescrite. Un prince n’a pas le droit de faire pendre ceux de ses sujets qui n’auront pas pensé comme lui ; mais il a le droit d’empêcher les troubles, et, s’il est sage, il lui sera très-aisé de déraciner les superstitions. Vous savez ce qui arriva à Daon, sixième roi de Chaldée, il y a quelque quatre mille ans ?

KOU.

Non, je n’en sais rien ; vous me feriez plaisir de me l’apprendre.

CU-SU.

Les prêtres chaldéens s’étaient avisés d’adorer les brochets de l’Euphrate ; ils prétendaient qu’un fameux brochet nommé Oannès[1] leur avait autrefois appris la théologie, que ce brochet était immortel, qu’il avait trois pieds de long et un petit croissant sur la queue. C’était par respect pour cet Oannès qu’il était défendu de manger du brochet. Il s’éleva une grande dispute entre les théologiens pour savoir si le brochet Oannès était laité ou œuvé. Les deux parties s’excommunièrent réciproquement, et on en vint plusieurs fois aux mains. Voici comme le roi Daon s’y prit pour faire cesser ce désordre.

Il commanda un jeûne rigoureux de trois jours aux deux partis, après quoi il fit venir les partisans du brochet aux œufs, qui assistèrent à son dîner : il se fit apporter un brochet de trois pieds, auquel on avait mis un petit croissant sur la queue. « Est-ce là votre dieu ? dit-il aux docteurs. — Oui, sire, lui répondirent-ils, car il a un croissant sur la queue. » Le roi commanda qu’on ouvrît le brochet, qui avait la plus belle laite du monde. « Vous voyez bien, dit-il, que ce n’est pas là votre dieu, puisqu’il est laité. » Et le brochet fut mangé par le roi et ses satrapes, au grand contentement des théologiens des œufs, qui voyaient qu’on avait frit le dieu de leurs adversaires.

On envoya chercher aussitôt les docteurs du parti contraire : on leur montra un dieu de trois pieds qui avait des œufs et un croissant sur la queue ; ils assurèrent que c’était là le dieu Oannès, et qu’il était laité : il fut frit comme l’autre, et reconnu œuvé. Alors les deux partis étant également sots, et n’ayant pas déjeuné, le bon roi Daon leur dit qu’il n’avait que des brochets à leur donner pour leur dîner ; ils en mangèrent goulûment, soit œuvés, soit

  1. Voltaire reparle du brochet Oannès dans le xie des Dialogues d’Évhémère. Voyez Mélanges, année 1777.