Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome18.djvu/604

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
594
ÉPREUVE.

dans ses discours sur la tragédie[1] il fait honneur de cette critique à M. le marquis de Lassai. Cette réflexion me parut très-judicieuse, ainsi qu’à M. de La Paye et à tous les convives, qui étaient, excepté moi, les meilleurs connaisseurs de Paris. Mais nous convînmes tous que c’était Aricie qui devait demander à Thésée l’épreuve du temple de Trézène, d’autant plus que Thésée, immédiatement après, parle assez longtemps à cette princesse, laquelle oublie la seule chose qui pouvait éclairer le père et justifier le fils. Cet oubli me paraît inexcusable. Ni M. de Lassai, ni M. de Lamotte ne devaient se défier de leur goût en cette occasion. C’est en vain que le commentateur objecte que Thésée a déclaré à son fils qu’il n’en croira point ses serments :

Toujours les scélérats ont recours au parjure.

(Phèdre, IV, ii.)

Il y a une prodigieuse différence entre un serment fait dans une chambre, et un serment fait dans un temple où les parjures sont punis d’une mort subite. Si Aricie avait dit un mot, Thésée n’avait aucune excuse de ne pas conduire Hippolyte dans ce temple ; mais alors il n’y avait plus de catastrophe.

Hippolyte ne devait donc point parler de la vertu du temple de Trézène à son Aricie ; il n’avait pas besoin de lui faire serment de l’aimer ; elle en était assez persuadée. C’est une légère faute qui a échappé au tragique le plus sage, le plus élégant et le plus passionné que nous ayons eu.

Après cette petite digression, je reviens à la barbare folie des épreuves. Elle ne fut point reçue dans la république romaine. On ne peut regarder comme une des épreuves dont nous parlons l’usage de faire dépendre les grandes entreprises de la manière dont les poulets sacrés mangeaient des vesces. Il ne s’agit ici que des épreuves faites sur les hommes. On ne proposa jamais aux Manlius, aux Camille, aux Scipion, de se justifier en mettant la main dans de l’eau bouillante sans s’échauder.

Ces inepties barbares ne furent point admises sous les empereurs. Mais nos Tartares, qui vinrent détruire l’empire (car la plupart de ces déprédateurs étaient originaires de Tartarie), remplirent notre Europe de cette jurisprudence qu’ils tenaient des Perses. Elle ne fut point connue dans l’empire d’Orient jusqu’à Justinien, malgré la détestable superstition qui régnait alors ; mais depuis ce temps les épreuves dont nous parlons y furent

  1. Lamotte, tome IV, page 368. (Note de Voltaire.)