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ÉPOPÉE.

homme nous rétablît[1], et regagnât notre demeure heureuse, Muse céleste, c’est là ce qu’il faut chanter. »

Il y a de très-beaux morceaux, sans doute, dans ce poëme singulier ; et j’en reviens toujours à ma grande preuve[2], c’est qu’ils sont retenus en Angleterre par quiconque se pique un peu de littérature. Tel est ce monologue de Satan, lorsque, s’échappant du fond des enfers et voyant pour la première fois notre soleil sortant des mains du Créateur, il s’écrie :

[3] Toi, sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits,
Soleil, astre de feu, jour heureux que je hais,
Jour qui fais mon supplice, et dont mes yeux s’étonnent.
Toi qui sembles le dieu des cieux qui t’environnent,
Devant qui tout éclat disparaît et s’enfuit.
Qui fais pâlir le front des astres de la nuit ;
Image du Très-Haut qui régla ta carrière,
Hélas ! j’eusse autrefois éclipsé ta lumière.
Sur la voûte des cieux élevé plus que toi,
Le trône où tu t’assieds s’abaissait devant moi :
Je suis tombé ; l’orgueil m’a plongé dans l’abîme.
Hélas ! je fus ingrat ; c’est là mon plus grand crime.
J’osai me révolter contre mon créateur :
C’est peu de me créer, il fut mon bienfaiteur ;
Il m’aimait : j’ai forcé sa justice éternelle
D’appesantir son bras sur ma tête rebelle ;
Je l’ai rendu barbare en sa sévérité,
Il punit à jamais, et je l’ai mérité.
Mais si le repentir pouvait obtenir grâce !...
Non, rien ne fléchira ma haine et mon audace ;
Non, je déteste un maître, et sans doute il vaut mieux
Régner dans les enfers qu’obéir dans les cieux.

Les amours d’Adam et d’Ève sont traités avec une mollesse élégante et même attendrissante, qu’on n’attendrait pas du génie un peu dur et du style souvent raboteux de Milton.

  1. Il y a dans plusieurs éditions : Restore us, and regain. J’ai choisi cette leçon comme la plus naturelle. Il y a dans l’original : La première désobéissance de l’homme, etc., chantez, Muses célestes. Mais cette inversion ne peut être adoptée dans notre langue. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez dans le chapitre xxxii du Siècle de Louis XIV ce que Voltaire dit à l’occasion de Quinault.
  3. Dans le chapitre ix de son Essai sur la Poésie épique, imprimé à la suite de la Henriade, Voltaire n’avait donné que les onze premiers de ces vers.