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ÉPOPÉE.

chantées donne à l’homme, en partie spirituel, n’est pas trouvé un mauvais mets par les purs esprits ; et ces purs esprits, ces substances intelligentes, veulent aussi des aliments, ainsi qu’il en faut à votre substance raisonnable. Ces deux substances contiennent en elles toutes les facultés basses des sens par lesquelles elles entendent, voient, flairent, touchent, goûtent, digèrent ce qu’elles ont goûté, en assimilent les parties, et changent les choses corporelles en incorporelles : car, vois-tu, tout ce qui a été créé doit être soutenu et nourri ; les éléments les plus grossiers alimentent les plus purs ; la terre donne à manger à la mer ; la terre et la mer, à l’air ; l’air donne de la pâture aux feux éthérés, et d’abord à la lune, qui est la plus proche de nous ; c’est de là qu’on voit sur son visage rond ses taches et ses vapeurs non encore purifiées, et non encore tournées en sa substance. La lune aussi exhale de la nourriture de son continent humide aux globes plus élevés. Le soleil, qui départ sa lumière à tous, reçoit aussi de tous en récompense son aliment en exaltations[1] humides, et le soir il soupe avec l’Océan... Quoique dans le ciel les arbres de vie portent un fruit d’ambrosie, quoique nos vignes donnent du nectar, quoique tous les matins nous brossions les branches d’arbres couvertes d’une rosée de miel, quoique nous trouvions le terrain couvert de graines perlées ; cependant Dieu a tellement varié ici ses présents, et de nouvelles délices, qu’on peut les comparer au ciel. Soyez sûrs que je ne serai pas assez délicat pour n’en pas tâter avec vous.

« Ainsi ils se mirent à table, et tombèrent sur les viandes ; et l’ange n’en fit pas seulement semblant ; il ne mangea pas en mystère, selon la glose commune des théologiens, mais avec la vive dépêche d’une faim très-réelle, avec une chaleur concoctive et transsubstantive : le superflu du dîner transpire aisément dans les pores des esprits ; il ne faut pas s’en étonner, puisque l’empirique alchimiste, avec son feu de charbon et de suie, peut changer ou croit pouvoir changer l’écume du plus grossier métal en or aussi parfait que celui de la mine.

« Cependant Ève servait à table toute nue, et couronnait leurs coupes de liqueurs délicieuses. Ô innocence ! méritant paradis ! c’était alors plus que jamais que les enfants de Dieu auraient été excusables d’être amoureux d’un tel objet ; mais dans leurs cœurs l’amour régnait sans débauche. Ils ne connaissaient pas la jalousie, enfer des amants outragés. »

  1. Dans l’édition originale et autres on lit exaltations humides ; M. Louis du Bois a mis exhalaisons humides. (B.)