Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome18.djvu/589

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
579
ÉPOPÉE.

Fuit de son corps et sort en blasphémant,
Superbe encore à son dernier moment,
Et défiant les éternels abîmes
Où s’engloutit la foule de ses crimes.

Il a été donné à l’Arioste d’aller et de revenir de ces descriptions terribles aux peintures les plus voluptueuses, et de ces peintures à la morale la plus sage. Ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est d’intéresser vivement pour les héros et les héroïnes dont il parle, quoiqu’il y en ait un nombre prodigieux. Il y a presque autant d’événements touchants dans son poëme que d’aventures grotesques ; et son lecteur s’accoutume si bien à cette bigarrure qu’il passe de l’un à l’autre sans en être étonné.

Je ne sais quel plaisant a fait courir le premier ce mot prétendu du cardinal d’Este : « Messer Lodovico, dove avete pigliato tante coglionerie ? » Le cardinal aurait dû ajouter : « Dove avete pigliato tante cose divine ? » Aussi est-il appelé en Italie il divino Ariosto.

Il fut le maître du Tasse. L’Armide est d’après l’Alcine. Le voyage des deux chevaliers qui vont désenchanter Renaud est absolument imité du voyage d’Astolphe. Et il faut avouer encore que les imaginations fantasques qu’on trouve si souvent dans le poëme de Roland le furieux sont bien plus convenables à un sujet mêlé de sérieux et de plaisant qu’au poëme sérieux du Tasse, dont le sujet semblait exiger des mœurs plus sévères.

Je n’avais pas osé autrefois[1] le compter parmi les poëtes épiques ; je ne l’avais regardé que comme le premier des grotesques ; mais en le relisant je l’ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais très-humblement réparation. Il est très-vrai que le pape Léon X publia une bulle en faveur de l’Orlando furioso, et déclara excommuniés ceux qui diraient du mal de ce poëme. Je ne veux pas encourir l’excommunication.

C’est un grand avantage de la langue italienne, ou plutôt c’est un rare mérite dans le Tasse et dans l’Arioste, que des poëmes si longs, non-seulement rimés, mais rimés en stances, en rimes croisées, ne fatiguent point l’oreille, et que le poëte ne paraisse presque jamais gêné.

Le Trissin, au contraire, qui s’est délivré du joug de la rime, semble n’en avoir que plus de contrainte, avec bien moins d’harmonie et d’élégance.

Spencer, en Angleterre, voulut rimer en stances son poëme de la Fée reine ; on l’estima, et personne ne le put lire.

  1. Voyez, tome VIII, le chapitre vii de l’Essai sur la Poésie épique.