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ÉPOPÉE.

principal chevalier errant devient fou comme le héros espagnol, et est infiniment plus plaisant. Il y a bien plus, on s’intéresse à Roland, et personne ne s’intéresse à don Quichotte, qui n’est représenté dans Cervantes que comme un insensé à qui on fait continuellement des malices.

Le fond du poëme, qui rassemble tant de choses, est précisément celui de notre roman de Cassandre, qui eut tant de vogue autrefois parmi nous, et qui a perdu cette vogue absolument parce qu’ayant la longueur de l’Orlando furioso, il n’a aucune de ses beautés ; et quand il les aurait en prose française, cinq ou six stances de l’Arioste les éclipseraient toutes. Ce fond du poëme est que la plupart des héros, et les princesses qui n’ont pas péri pendant la guerre, se retrouvent dans Paris après mille aventures, comme les personnages du roman de Cassandre se retrouvent dans la maison de Polémon.

Il y a dans l’Orlando furioso un mérite inconnu à toute l’antiquité : c’est celui de ses exordes. Chaque chant est comme un palais enchanté, dont le vestibule est toujours dans un goût différent, tantôt majestueux, tantôt simple, même grotesque. C’est de la morale, ou de la gaieté, ou de la galanterie, et toujours du naturel et de la vérité.

Voyez seulement cet exorde du quarante-quatrième chant de ce poëme, qui en contient quarante-six, et qui cependant n’est pas trop long ; de ce poëme, qui est tout en stances rimées, et qui cependant n’a rien de gêné ; de ce poëme, qui démontre la nécessité de la rime dans toutes les langues modernes ; de ce poëme charmant, qui démontre surtout la stérilité et la grossièreté des poëmes épiques barbares dans lesquels les auteurs se sont affranchis du joug de la rime parce qu’ils n’avaient pas la force de le porter, comme disait Pope[1] et comme l’a écrit Louis Racine, qui a eu raison alors :

Spesso in poveri alberghi, e in picciol tetti, etc.

On a imité ainsi, plutôt que traduit, cet exorde :

L’amitié sous le chaume habita quelquefois ;
On ne la trouve point dans les cours orageuses,
Sous les lambris dorés des prélats et des rois,
Séjour des faux serments, des caresses trompeuses,

  1. Voyez dans les Articles extraits de la Gazette littéraire (Mélanges, année 1764), celui du 2 mai ; et la dédidace d’Irène (tome VI du Théâtre).