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ÉPOPÉE.

Nous rions, nous levons les épaules en voyant des dieux qui se disent des injures, qui se battent entre eux, qui se battent contre des hommes, qui sont blessés, et dont le sang coule ; mais c’était là l’ancienne théologie de la Grèce et de presque tous les peuples asiatiques. Chaque nation, chaque petite peuplade avait sa divinité particulière qui la conduisait aux combats.

Les habitants des nuées et des étoiles, qu’on supposait dans les nuées, s’étaient fait une guerre cruelle. La guerre des anges contre les anges était le fondement de la religion des brachmanes, de temps immémorial. La guerre des Titans, enfants du Ciel et de la Terre, contre les dieux maîtres de l’Olympe, était le premier mystère de la religion grecque. Typhon, chez les Égyptiens, avait combattu contre Oshireth, que nous nommons Osiris, et l’avait taillé en pièces.

Mme Dacier, dans sa préface de l’Iliade, remarque très-sensément, après Eustathe, évêque de Thessalonique, et Huet, évêque d’Avranches, que chaque nation voisine des Hébreux avait son dieu des armées. En effet, Jephté ne dit-il pas aux Ammonites[1] : « Vous possédez justement ce que votre dieu Chamos vous a donné ; souffrez donc que nous ayons ce que notre Dieu nous donne ? »

Ne voit-on pas le Dieu de Juda vainqueur dans les montagnes[2], mais repoussé dans les vallées ?

Quant aux hommes qui luttent contre les immortels, c’est encore une idée reçue ; Jacob lutte une nuit entière contre un ange de Dieu. Si Jupiter envoie un songe trompeur au chef des Grecs, le Seigneur envoie un esprit trompeur au roi Achab. Ces emblèmes étaient fréquents, et n’étonnaient personne. Homère a donc peint son siècle ; il ne pouvait pas peindre les siècles suivants.

On doit répéter ici que ce fut une étrange entreprise, dans Lamotte[3], de dégrader Homère, et de le traduire ; mais il fut encore plus étrange de l’abréger pour le corriger. Au lieu d’échauffer son génie en tâchant de copier les sublimes peintures d’Homère, il voulut lui donner de l’esprit : c’est la manie de la plupart des Français ; une espèce de pointe qu’ils appellent un trait, une petite antithèse, un léger contraste de mots leur suffit.

  1. Juges, chapitre xi, v. 24. (Note de Voltaire.)
  2. Ibid., chapitre i, v. 19. (Id.)
  3. Voltaire avait parlé de l’étrange entreprise de Lamotte dans le chapitre ii de son Essai sur la poésie épique (tome VIII, à la suite de la Henriade). Voyez aussi dans les Mélanges, année 1749, l’article Assaut, dans la Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française.